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lui faire sa part ; il faut la lui faire telle qu’il doive en être satisfait et lui ôter ainsi tout prétexte à de nouvelles incursions. Il faut, s’il est possible, l’intéresser même à la défense de son ancien ennemi. Le Monténégro n’est organisé que pour la guerre. Son territoire est dans une admirable situation militaire ; c’est là sa valeur. En acceptant la paix, le Monténégro renonce à cet avantage, et a droit à un dédommagement. Si la Turquie veut établir avec lui de bons rapports, elle doit lui assurer un avenir pacifique, un avenir commercial et agricole. Il faut pour cela deux choses : un sol productif et des débouchés. En les lui accordant, la Turquie pourrait changer la nature de son activité. En l’intéressant dans son alliance, elle tirerait alors parti même de ses dispositions belliqueuses. Existe-t-il un territoire que la Turquie puisse abandonner au Monténégro sans léser aucun intérêt et sans diminuer réellement ses propres ressources ? L’Herzégovine nous semble réaliser complètement ces conditions, et les réaliser seule. Le Monténégro pourrait recevoir en Albanie des terres fertiles ; mais ce serait lui soumettre des populations d’une autre race, d’une autre langue, d’une autre religion. Les Albanais catholiques peuvent être les alliés des Monténégrins, mais ne consentiraient pas à devenir leurs sujets. L’Herzégovine est séparée géographiquement du reste de l’empire. Le Monténégro, qui n’en est, à bien dire, que l’extrémité orientale et la partie la plus élevée, coupe entièrement ses communications avec l’Albanie. En cédant cette province aux Monténégrins, la Porte ne ferait que consommer un événement que tout semble appeler. Nous avons montré quel ascendant le prince Danilo s’était acquis sur les populations herzégoviniennes. Il est appelé sans cesse, du consentement des Turcs eux-mêmes, à régler leurs difficultés intérieures. Son code est accepté par ces tribus ; elles invoquent son autorité comme le seul remède à leur anarchie. À côté de terrains pierreux et desséchés, analogues à ceux du Monténégro, l’Herzégovine possède des plaines fertiles et pourrait nourrir une population plusieurs fois aussi considérable que celle qui l’habite aujourd’hui, et qui est, dit-on, de 184,000 âmes seulement[1]. Cette population, décimée par l’anarchie, appartient tout entière à la race serbe et en majorité à la religion grecque.

Si l’on pense à tous les avantages que retirerait la Turquie de rapports pacifiques avec le Monténégro, on ne trouvera pas qu’elle les achète trop cher par de grandes concessions de territoire. L’orgueil national, surexcité chez les Monténégrins par leur résistance séculaire, souffrira toujours dans le premier moment d’entrer dans

  1. Nous n’aurions jamais cru à une pareille dépopulation, mais nous empruntons ce chiffre à un document officiel qui nous inspire toute confiance. Voyez le Moniteur du 11 novembre 1856.