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créanciers qu’il renvoyait toujours à moi, on sera surpris que j’aie pu quitter ou plutôt fuir M. de Mirabeau ; bien des gens ont demandé pourquoi je ne m’en étais pas séparée amicalement. Je l’ai voulu souvent, je l’ai proposé vingt fois : j’étais exposée alors aux plus violens orages, la mort même était présentée à mes yeux. Je sais bien qu’il n’en serait pas venu facilement à cette extrémité ; mais enfin quand, étendue sur mon canapé, suffoquée dans mes larmes, je le voyais, ne se possédant plus, le pistolet à la main, dans un accès de rage une secousse, un mouvement involontaire, pouvaient faire partir le coup, et le faire mourir après de remords et de regrets. J’ai vécu ainsi près de six mois. Je m’étais retirée à Passy ; les mêmes horreurs m’y suivirent, jointes à la jalousie la plus effrénée, sur des rapports vagues et mensongers, sans avoir un objet déterminé, sans pouvoir m’accuser d’une démarche inconsidérée. Ces scènes finissaient toujours par d’autres scènes de repentir : il avouait tout, il implorait à genoux son pardon, il me nommait la personne qui l’excitait contre moi, promettait de ne la revoir jamais, et dès le lendemain c’était à recommencer à nouveaux frais.

« Dans cet état de choses, j’exigeai (et je crois que j’en avais bien le droit) qu’il me fît le sacrifice entier d’une personne qui brouillait notre ménage, et l’abandon d’un certain commérage de billets. C’eût été, à cette époque, une centaine de louis de risqués, dont tout n’eût pas été perdu en traitant avec le mari[1]. (Il en a coûté après bien davantage, et sans la mort du père de notre ami et d’autres événemens, je ne sais en vérité ce qui en serait résulté). Tout cela me fut promis, et toutes les promesses furent violées. Je résolus enfin, quoi qu’il m’en coûtât, de me soustraire à mon horrible situation, et, seule, sans autre argent que celui que je pus avoir sur mes bijoux, je fus en Angleterre, où du moins je n’eus que le malheur de l’indigence à supporter… Vous savez le reste, monsieur : avec les secours de mylord Lansdowne et de M. B. Vaugham, je revins à Paris plus d’un an après mon départ. Je n’avais pas demandé à revoir M. de Mirabeau ; il me fit chercher, une nuit que quelque chose d’extraordinaire l’agitait. Je m’aperçus d’abord de l’altération de sa santé, j’en fus effrayée. Il me parla de ses affaires avec l’ancienne confiance ; il me communiqua le projet d’une ambassade et le désir qu’il avait que je l’accompagnasse. J’aurais pu à cette époque réveiller d’anciens sentimens ; mais le sacrifice que je continuais d’exiger était devenu pour le moment impossible[2]. D’ailleurs nous n’eussions plus retrouvé le

  1. Ce que Mme de Nehra appelle un certain commérage de billets s’applique sans doute à des obligations souscrites par Mirabeau au libraire Lejay, qui était l’éditeur du Courrier de Provence. Voyez sur ce point le chapitre VI des souvenirs d’Etienne Dumont.
  2. Cette impossibilité dont Mme de Nehra ne spécifie pas la cause est expliquée par Etienne Dumont quand il dit dans ses Souvenirs : « Les liaisons de Mirabeau avec cette femme adroite et décidée (Mme Lejay) ne lui permettaient pas de le prendre avec elle sur un ton bien haut. Elle possédait trop tous ses secrets, elle avait trop d’anecdotes par devers elle, elle était trop dangereuse et trop méchante pour qu’il osât se brouiller avec elle, quoiqu’il en fût bien rassasié, et que dans la haute sphère où il était alors il sentit souvent que cette association l’avilissait. » (Souvenirs d Etienne Dumont, p. 122.)