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chez eux, comme chez les Juifs, aux racines d’une ancienne foi nationale. On ne trouve plus chez les gypsies aucune trace de leur religion primitive, aucune idée de leurs dieux, s’ils ont jamais eu des dieux. Venant de l’Inde, ils peuvent avoir été les sectateurs de Bouddha ou de Brahma ; mais ces fantômes de divinité se sont effacés de leur mémoire. Ils ne portent dans leurs tentes aucune idole indienne. Quelques dogmes, par exemple celui de la métempsycose, paraissent quelquefois errer dans leur imagination, mais comme les ombres d’un passé anéanti. Leur religion, ainsi que leur histoire, est un mystère. Cette absence de Dieu rend encore plus extraordinaire la perpétuité de ce peuple, qui a résisté au temps, aux climats, à la force de l’exemple. Si l’existence des Juifs, réunis et protégés par un dogme, des rites, des cérémonies, un livre sacré, est un miracle aux yeux de certains croyans, l’existence des gypsies est un prodige. Ils n’ont point de culte, et pourtant ils ont une loi. La vieille sibylle, avec laquelle j’avais fini par faire plus ample connaissance, me dit en me revoyant : « Vous venez trop tard pour étudier nos mœurs ; nous ne sommes plus le peuple que nous étions. Les roms se sont trop mêlés aux gorgies, ils sont devenus comme eux et pire qu’eux. Nous ne sommes plus unis, nous ne sommes plus prêts à nous assister les uns les autres en tout lieu et en toute saison. Les intérêts des individus sont maintenant distincts : le riche méprise le pauvre. Nos fils ne nous valent pas, et leurs fils vaudront encore moins qu’eux. Je vous le dis, la loi des gypsies a cessé d’exister sur la terre. » Quelle est donc cette loi ? Elle consiste en trois articles : — le premier enjoint au gypsy de vivre avec ses frères, de demeurer sous une tente comme un voyageur et non dans une maison qui l’enracine à la terre, d’observer en un mot les institutions de ses ancêtres. Le second s’adresse surtout aux femmes : il leur prescrit une fidélité absolue envers leurs maris. Le troisième se rapporte au paiement des dettes : autrefois le gypsy qui ne pouvait rendre à un autre gypsy l’argent prêté devenait l’esclave de son créancier pendant un an et un jour. Il lui coupait son bois et lui tirait son eau. Aujourd’hui encore c’est un point d’honneur parmi eux que d’acquitter ses dettes, et le débiteur malheureux fait les plus grands sacrifices pour se délivrer d’une situation qu’il regarde comme dégradante. — Cela suffit à montrer que, si les gypsies n’ont pas de religion, ils ont du moins une morale. La notion du bien et du mal peut être pervertie chez eux, elle n’est point éteinte. Leur conscience s’est moulée sur ces préceptes, et ils n’éprouvent aucun remords pour des actes qui ne sont point défendus par leur loi. Ils volent le bien d’autrui, le bien des gorgies sans scrupule[1] ; mais les femmes

  1. Les gypsies ont sur ce point de morale les idées des Spartiates : le vol pour eux n’est un mal que quand il est découvert.