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baïonnette, lorsque, le bonnet du premier étant tombé, les yeux des deux champions se rencontrèrent. « Un zincalo ! s’écria celui qui allait mourir, un zincalo ! » À ces mots, le vainqueur trembla, lâcha prise, passa sa main sur son front, et pleura. S’agenouillant alors près de son ennemi terrassé, il lui prit la main, l’appela frère, tira son flacon, versa du vin dans la bouche de l’autre zincalo, le releva et le conduisit en le soutenant sur une colline. Cependant les deux armées continuaient de s’entre-tuer. « Laissons les chiens se battre entre eux et se déchirer, dit celui qui avait sauvé la vie à l’autre : ils ne sont pas de notre sang. Leurs affaires ne regardent pas les zincali. » Ils restèrent à causer entre eux jusqu’à ce que le soleil fût couché. Alors ils s’embrassèrent et se séparèrent à regret pour regagner leurs bataillons[1].

D’autres gypsies ont été engagés dans l’armée anglaise à une époque plus récente. On trouverait aujourd’hui, assure-t-on, quelques-uns d’entre eux sous les drapeaux de la Grande-Bretagne ; l’expérience a montré toutefois que ce n’était point une race guerrière. Le courage ne lui manque point, mais elle a en horreur la discipline. À plus forte raison doit-on s’attendre à trouver chez elle une répugnance invincible pour l’état de domesticité. Le physiologiste qui a cru trouver dans l’estime de soi-même la racine du sentiment d’indépendance a eu raison en ce qui regarde les gypsies. Leur sang, disent-ils avec quelque fierté, n’est pas fait pour servir. Nulle part ils n’acceptent de contrainte. En Hongrie par exemple, il n’y a que deux classes d’hommes libres : les nobles et les gypsies. Les premiers sont au-dessus, les seconds au-dessous de la loi. La condition des czigani hongrois est souvent plus misérable que celle des serfs ; mais n’importe, ils sont leurs maîtres. M. George Borrow fait observer que dans les villes, notamment à Pesth, on exige un droit de péage de la part des ouvriers qui passent sur un pont. Il n’y a d’exemptés de cette rétribution que les personnes bien mises et les czigani. « L’insouciance de ces derniers, souvent presque nus, contraste, dit-il, avec l’air soumis et tremblant des paysans hongrois. » Cette liberté sans la notion du sacrifice, sans le respect du droit des autres, ne constitue sans doute que l’ombre de la liberté véritable ; mais, telle qu’elle est, elle convient aux gypsies. Ils la préfèrent à tous les avantages qu’ils pourraient recueillir dans le service de l’état ou d’un maître régulier.

Il y a une autre branche de travail qui s’accorde encore plus mal avec le caractère des gypsies, c’est l’agriculture. On les voit quelquefois

  1. Cet épisode de la vie militaire des gypsies fat raconté en Espagne à M. George Borrow par le soldat même dont la vie avait été épargnée.