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brahmane), mais qui, au fond, se sent le plus utile des deux et comprend l’injustice dont il est victime. « Il peut en effet, selon la tradition du pays (peut-être n’est-elle pas si mal fondée), marcher plus longtemps, tirer plus juste, et se battre mieux que ce camarade qui le dédaigne. — Voyons ! qui vient avec le damné petit moricaud ? s’écriait un de ces pauvres diables, se jetant résolument en avant sous le feu d’une batterie. Apostrophe complexe, où se retrouve, avec la conscience de sa bravoure, celle de sa dégradation. » Dans l’armée de Bombay, il y a un tiers de brahmines ; le reste se compose de basses castes, de quelques juifs, et de cent ou deux cents musulmans environ par régiment.

Des soldats de l’armée indigène passons à l’état-major. Là nous trouverons les inconvéniens du régime militaire anglais en général : l’avancement systématique dans les hauts grades, la capacité, les services subordonnés soit à l’ancienneté, soit à la faveur ; presque tous les généraux beaucoup trop vieux, presque tous les lieutenans beaucoup trop jeunes ; puis un inconvénient spécial au service dans l’Inde, où certaines fonctions du service civil éminentes et lucratives, celles de commissaire en chef par exemple auprès des princes protégés, sont données à des officiers détachés de leurs régimens. Ces positions sont enviées de tous les ambitieux, autant vaut dire de tous ceux qui se sentent en état de faire leur chemin. Le service purement militaire, comparé à ces hautes missions si bien rétribuées, si commodes, si peu fatigantes, est une corvée malsaine, infructueuse, pauvrement payée. Aussi qu’arrive-t-il ? « Des officiers de l’armée indienne dans les trois présidences, la moitié régulièrement se trouve à l’état d’absence. On peut citer un régiment de l’armée du Bengale où il n’y a pas un seul capitaine ; six autres n’en comptent qu’un par régiment. Le bataillon d’artillerie que commandait de son vivant sir Henry Lawrence n’a que trois officiers en activité, dont deux ont le grade de lieutenant. Les deux cent quarante et un officiers qui sont en tête de la liste dans l’armée du Bengale ont en moyenne quarante ans de service chacun. Les deux cent quarante-deux qui terminent la liste ont en moyenne dix-neuf mois de service, et, toujours en moyenne, n’ont pas servi un an près de leur régiment. De ceux qu’on marque absens, deux cent douze sont employés comme agens civils ou politiques. » C’est encore M. Mead qui nous donne ces curieux renseignemens, et il est du même avis que le général Jacob sur l’insuffisance du pouvoir laissé au chef de chaque corps, soit pour récompenser le mérite, soit pour punir l’insubordination[1].

  1. La jalousie du gouvernement à cet égard est extrême. On l’a vue se manifester dans les circonstances les plus critiques, de la façon la plus imprévue, entre autres occasions lorsqu’au début de l’insurrection, le major-général Hearsey, l’un des vétérans de l’armée anglo-indienne, crut pouvoir récompenser sur-le-champ et sans formalités le service inappréciable du cipaye qui s’était porté bravement, le seul de tout un poste, au secours de deux officiers européens attaqués par plusieurs rebelles. Il l’avait promu au grade de havildar (sergent) ; lord Canning maintint et annonça cette promotion, mais en faisant remarquer, en termes passablement amers, qu’elle était irrégulière, et que le major-général avait outrepassé ses pouvoirs.