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Mais, comme il approchait du poêle en rabattant de la main devant lui la clarté vacillante de sa bougie, il tressaillit à la vue d’une figure humaine couchée en travers entre le poêle et lui, le corps enfoncé dans le grand fauteuil, la tête renversée en arrière sur le dossier à oreillettes, et les jambes plongées au niveau du corps dans la grande bouche de chaleur qui s’ouvrait immédiatement au-dessus du foyer du poêle éteint, mais encore chaud.

— Hé ! un beau dormeur ! une figure superbe ! se dit l’avocat, arrêté à contempler le paisible et profond sommeil de Cristiano ; quelque fils de famille qui, comme moi, sera venu chercher un refuge au vieux château contre le bruit et l’encombrement du château neuf. Allons, je croyais, j’espérais au moins être seul dans ce lieu maudit ; mais il n’y a pas moyen, et je dois me résigner à avoir un compagnon. Heureusement celui-ci a une aimable physionomie. Le pauvre garçon a été fort discret, puisqu’il n’a pas fait le moindre bruit, pas la moindre tentative pour trouver un meilleur lit que ce fauteuil, où il doit avoir les reins brisés !

M. Goefle toucha légèrement la joue de Cristiano, qui fit le mouvement de chasser une mouche et ne s’éveilla pas.

— Il n’a pas eu froid du moins, se dit encore l’avocat : il a une bonne fourrure,… toute pareille à ma pelisse de voyage, oh ! mais, toute pareille ! Où est donc la mienne ? Ah ! je vois ce que c’est : il l’a trouvée là sur le fauteuil, et il s’est roulé dedans. Ma foi, il a bien fait. Je la lui eusse prêtée de bon cœur, et même je lui aurais cédé le second lit de ma chambre ; M. Nils aurait eu la complaisance de dormir sur le canapé. Je regrette que ce bon jeune homme ait été si discret !… certainement, d’une discrétion, j’ose dire exagérée. C’est un garçon bien élevé, ça se voit, et soigneux de sa toilette, car il a ôté son habit pour dormir : indice d’un caractère posé. Voyons, quelle peut être la profession de ce brave enfant-là ? L’habit noir… tout pareil à mon habit de cérémonie, tellement pareil… que c’est le mien, car voici dedans mon mouchoir parfumé au musc, et… Ah ! mon invitation au bal lui aura servi. Et… mes gants blancs ? Où sont donc mes gants blancs ? Ouais ! par terre ? Ils y sont bien, car ils sont tout fanés. Oh ! oh ! monsieur le dormeur, vous êtes moins cérémonieux que je ne pensais, et j’ose dire maintenant que vous êtes tout à fait sans gêne. Vous égarez vos malles, ou vous ne vous donnez pas la peine de les faire décharger, et vous puisez sans façon dans celles des autres ! Ces plaisanteries-là se font entre jeunes gens, je le sais bien… Je me rappelle un certain bal à Christiania, où je dansai toute la nuit avec les habits de ce pauvre Stangstadius, qui fut forcé de garder le lit en mon absence, et même toute la journée du lendemain, car je me laissai entraîner… Mais, bah ! nous étions