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— Bon ! je vous trouve plaisant ! Me prenez-vous pour un marchand d’habits ?

— Non certes, mais je serais désolé d’être pris pour un voleur. Je n’en ai pas l’habitude.

— Pardieu ! je vois bien que vous êtes un honnête garçon,… très étourdi par exemple ! Et quand je me fâcherais, la chose n’en serait pas moins faite. Je vois bien que vous n’êtes pas malsain, pardieu ! vous êtes d’une carnation magnifique… Et quels cheveux !… Ah ! mon gaillard, je reconnais l’odeur de ma poudre !… Mais comment diable êtes-vous allé au bal sans invitation, car vous n’avez pas une tenue de voyage qui annonce…

— Que j’appartienne à la bonne compagnie, n’est-ce pas ?… Oh ! dites, je ne suis pas susceptible à cet endroit-là.

— Après tout, je n’en sais rien : l’habit ne fait pas l’homme. Vous avez la main très aristocratique. Voyons tout de suite : qui êtes-vous ? Si c’est un roman, j’aime les histoires romanesques, et si c’est un secret,… eh bien ! votre figure me plaît, et je vous promets une discrétion… d’avocat, c’est tout dire.

— Je ne doute pas de votre discrétion, monsieur Goefle, répondit Cristiano, et d’ailleurs il n’y a pas de secret dans ma vie que je ne puisse dire à un homme d’esprit et à un homme de bien ; mais mon histoire est un peu longue, je vous en avertis, et le poêle ne chauffe plus guère… Et puis, à vous dire vrai, quoique j’aie bien soupé la nuit dernière, j’ai toujours l’appétit ouvert aussitôt que les yeux, et je sens déjà des tiraillemens…

— Et moi donc, dit M. Goefle, moi qui ai l’habitude de prendre mon thé à la crème dans mon lit, en m’éveillant ! Ce balourd d’Ulphilas m’a complètement délaissé ! Voici sur la table les mêmes mets qui s’y trouvaient hier soir.

— Grâce à moi, monsieur Goefle, car je reconnais le jambon et le poisson que j’ai dérobés dans la cuisine de ce bon M. Ulph… Comment l’appelez-vous ?

— Ulph pour Ulphilas. C’est très bien dit. Ici on abrège tous les noms, on les rend monosyllabiques, dans la crainte apparemment que quand on appelle les gens, la moitié des mots ne gèle en l’air. Si c’est à vous cependant que je dois d’avoir pu souper hier, il faut conclure que ledit Ulph m’eût laissé mourir de faim, hé ! hé ! dans cette chambre où il y a une histoire de ce genre ?… C’est donc pour lui faire mériter sa réputation que le drôle voulait me livrer au même supplice ?

— Est-ce la baronne Hilda qui est morte ici de faim, monsieur Goefle ?

— Tiens ! vous avez entendu parler de cela ? C’est un conte. Dieu merci. Songeons à déjeuner. Je vais appeler.