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monde moral après les bouleversemens de l’ère nouvelle était certainement un des plus grands sujets que le génie épique pût concevoir. Découvrir ce sujet, c’était déjà faire œuvre de poète épique ; mais que devait être cette épopée du XIXe siècle ? Avant tout, la poésie épique de nos jours exigeait une singulière hauteur de vues ; elle ne pouvait naître que du spectacle intelligent des siècles assemblés et des nations en marche ; la préface de l’épopée du XIXe siècle, c’est la philosophie de l’histoire. Et quel est le grand fait que la philosophie de l’histoire découvre à un observateur attentif ? L’avènement toujours plus marqué d’un plus grand nombre d’hommes à la vie morale et politique, c’est-à-dire l’inévitable développement de la démocratie, et la nécessité, pour tout homme qui peut agir sur ses semblables, de travailler à l’éducation de cette force tumultueuse. Ainsi un poète épique, Un historien philosophe, un publiciste passionné pour toutes les questions qui intéressent l’éducation morale de la démocratie, voilà ce que sera cet écrivain, s’il comprend toute sa tâche. N’ai-je pas tracé en quelques mots l’idéal que s’est proposé M. Edgar Quinet ?

Quand on prétend juger un écrivain comme M. Edgar Quinet, quand on veut suivre dans toutes ses entreprises une pensée si active, si audacieuse, qui a touché à tant de choses et soulevé tant de passions, le meilleur moyen d’être juste, c’est d’avoir sans cesse présent à l’esprit le but idéal que l’écrivain s’est efforcé d’atteindre. Le simple exposé des faits devient alors un jugement ; son programme l’absout ou le condamne, suivant qu’il a marché vers son but ou qu’il s’est détourné de sa voie. Je veux appliquer cette critique à un homme que j’ai beaucoup connu, qui m’a inspiré un tendre respect, et que les plus graves dissentimens ne m’empêchent pas d’appeler mon maître et mon ami. Me sera-t-il possible d’être impartial ? J’ose le croire ; la critique dont je viens de parler est la seule équitable comme elle est la seule féconde. L’autorité qu’elle invoque ne saurait être contestée, le poète est son propre juge, et c’est pour ainsi dire sa conscience qui s’interroge elle-même.

On a publié tout récemment les œuvres complètes de M. Edgar Quinet. Des mains amies se sont chargées de ce travail et l’ont accompli avec soin. Je regrette seulement que des préoccupations particulières aient un peu altéré dans cette édition le caractère général de la pensée de l’auteur. On a interverti les dates ; on a suivi un ordre de matières plutôt que le développement à la fois logique et passionné de ce rare esprit. D’après la distribution des ouvrages de M. Quinet dans ces dix volumes, l’impression qui résulte de la lecture n’est pas conforme à la vérité ; le publiciste, et surtout le publiciste de la dernière période, y domine le philosophe et le poète.