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à marcher ; incessu patuit… Un vaisseau battu par la tempête, ballotté en tout sens par des vents contraires, n’eut jamais de soubresauts aussi violens, aussi saccadés, que ceux qui balançaient la malheureuse visionnaire, et cependant les spectateurs de cette scène incroyable couraient après elle en criant au miracle et en la montrant du doigt à tous ceux qui accouraient.

Cette pieuse orgie fut troublée tout à coup par une violente agitation. Des cris perçans se firent entendre ; la foule se mit à fuir au milieu d’une confusion inexprimable. Je me réfugiai dans une maison voisine, je montai l’escalier, et de la fenêtre qui donnait sur la rue je découvris la cause de cette panique : l’autel était en feu, un commencement d’incendie s’était déclaré dans la chapelle. C’était probablement le trop grand nombre de bougies allumées qui avaient communiqué le feu aux draperies et aux voiles de gaze dont on avait orné à profusion le tableau de la madone en vogue. Alors une nouvelle scène tout à fait burlesque se déroula sous mes yeux. Deux ou trois cents aveugles (tous les aveugles de Rome et des environs étaient venus demander la grâce), agenouillés en cercle autour de l’autel, psalmodiaient d’une voix nasillarde. Ne sachant que penser du bruit, de la confusion, des cris de désespoir qu’ils entendaient autour d’eux, surexcités déjà par l’étrangeté de leur propre situation, ils se levèrent tout à coup, saisis d’une frayeur instinctive, prirent leurs bâtons à deux mains et commencèrent à faire le moulinet. Comment décrire la lutte qui s’engagea entre ces malheureux ? L’un tombait en poussant de vrais cris d’aveugle, l’autre voulait fuir, et se heurtait contre le mur ou s’embarrassait dans les chaises. Quelques-uns, atteints par les brandons enflammés qui se détachaient de l’autel, se croyaient au milieu de l’enfer et poussaient des hurlemens diaboliques. La vieille pythonisse qui leur servait d’interprète céleste cherchait vainement à sortir de cette cohue. Atteinte par les bâtons de ses protégés, elle remplaçait ses invocations à la Vierge par les plus affreuses imprécations. Au plus fort de cette mêlée grotesque, la foule s’aperçut enfin que l’incendie ne s’était pas communiqué aux poutres, et la rue se remplit de nouveau. On essaya de séparer les combattans en leur criant que ce n’était rien, qu’il n’y avait là ni diable ni enfer. On eut toutes les peines du monde à leur faire déposer leurs bâtons. La grâce avait agi : aveugles déjà, ils étaient devenus sourds. Le tumulte apaisé, on fit venir des cabarets voisins bon nombre de mezzi et de fogliette. La peur fit place à la joie la plus bruyante ; l’ivresse la plus dégoûtante, les propos les plus obscènes, succédèrent aux prières et aux invocations.

Le gouvernement finit par s’inquiéter de ces scènes populaires,