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pipe turque dont il appuya la capsule sur une des saillies du poêle, tandis que Cristiano, tantôt debout, tantôt assis, tantôt à cheval sur sa chaise, fumait sa petite pipe de voyage avec plus de hâte et moins de recueillement ; voyons, mon camarade problématique, racontez-moi, s’il se peut, votre véridique histoire.

— La voici, dit Cristiano… Je me nomme, ou du moins l’on me nomme Cristiano del Lago.

— Christian ou Chrétien du Lac ? Pourquoi ce nom romantique ?

— Ah voilà ! chi lo sa ? comme on dit chez nous. C’est tout un roman où il n’y a sans doute pas un mot de vrai. Je vous le dirai tel qu’il m’a été raconté à moi-même.

« Dans un pays que j’ignore, au bord d’un lac petit ou grand, dont je n’ai jamais su le nom, une dame laide ou belle, riche ou pauvre, noble ou roturière, mit au monde, par suite d’un amour légitime ou d’un accident regrettable, un enfant dont il était apparemment très nécessaire de cacher l’existence. À l’aide d’une corde et d’un panier (ce détail est précis), cette dame ou sa confidente descendit le pauvre nouveau-né dans un bateau qui se trouvait là par hasard ou par suite d’une convention mystérieuse. Ce qu’il advint de la dame, nul n’a pu me le dire, et où m’en serais-je enquis ? Quant à l’enfant, il fut porté fort secrètement je ne sais où et nourri je ne sais comment jusqu’à l’âge de sevrage, époque à laquelle il fut encore porté, je ne sais par qui, dans un autre pays… »

— Je ne sais lequel ! dit en riant M. Goefle. Voilà des renseignemens un peu vagues, et je serais fort embarrassé, avec cela, de vous faire gagner votre cause !

— Ma cause ?

— Oui ; je suppose que vous plaidiez pour reconquérir votre nom, vos droits, votre héritage !

— Oh ! soyez tranquille, monsieur Goefle, reprit Cristiano, vous n’aurez jamais rien à plaider pour moi. Je ne suis pas atteint de la folie ordinaire des aventuriers à naissance mystérieuse, qui, tout au plus, veulent bien consentir à être fils de rois, et passent leur vie à chercher par le monde leur illustre famille, sans jamais se dire qu’ils lui seraient probablement plus incommodes qu’agréables. Quant à moi, si je suis par hasard de noble famille, je l’ignore et ne m’en soucie guère. Cette indifférence fut partagée ou plutôt me fut inspirée par mes parens adoptifs.

— Et qui furent vos parens adoptifs ?

— Je n’ai connu et ne me rappelle ni ceux qui me reçurent de la fenêtre dans le bateau, ni ceux qui me mirent en nourrice, ni ceux qui me portèrent en Italie, toutes gens dont je ne saurais rien vous dire, et qui peut-être étaient une seule et même famille, ou une seule