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ingénuité systématique, que les préraphaélites prétendent réduire de nos jours l’inspiration et les formes pittoresques. En affectant de se montrer naïfs ils courent risque d’être accusés de niaiserie, en voulant trop être sincères ils ne réussissent qu’à devenir indiscrets. Enregistrez un à un, si bon vous semble, mille accidens dont l’œil et l’esprit n’ont que faire, mais ne nous donnez pas pour une image du vrai les servilités de votre pinceau, car, ce vrai, dont il fallait définir et résumer les caractères, vous n’aurez su qu’en surcharger l’apparence et en morceler l’expression.

La convention et la routine, disent M. Ruskin et ses disciples, ont faussé le goût public ; il nous faut le redresser à tout prix et ramener l’art dans ses voies naturelles. — Rien de mieux s’il s’agissait seulement de réagir contre les excès de la pratique. L’école anglaise en particulier ne pourrait que gagner à ce mouvement de retour vers des principes qu’ont singulièrement méconnus les imitateurs de Lawrence, les dessinateurs de vignettes et les peintres contemporains de paysage et d’animaux. Malheureusement : au lieu de s’en prendre aux vrais coupables, on essaie de mettre en cause ceux-là mêmes qu’il n’est pas permis de soupçonner ; au lieu d’accuser la fausse facilité, le culte des recettes et des traditions vulgaires, en choisissant bien près de soi des exemples concluans, on veut démêler les symptômes du mal à travers les siècles et dans les œuvres des plus grands maîtres. Que dis-je ? c’était peu de rendre ces anciens maîtres responsables des entraînemens qui ont suivi : il fallait que leur imagination personnelle ou leur science fût résolument condamnée au nom du progrès moderne, et que la renaissance des arts en Angleterre au XIXe siècle fit justice de la renaissance italienne au XVIe, — le tout sans préjudice des vengeances à exercer ailleurs, en France et dans les Pays-Bas par exemple. M. Ruskin, entre autres aperçus qui se recommandent du moins par une incontestable nouveauté, n’a-t-il pas signalé chez Rembrandt et chez Corrège « des erreurs fatales et constantes dans l’emploi du clair-obscur ? » N’a-t-il pas assez nettement dit son fait à Claude Lorrain et mesuré la distance qui sépare ce prétendu maître, tantôt « à l’intelligence étroite, » tantôt aux instincts de « correction futile[1] » de M. Turner, « le plus grand paysagiste qui ait jamais vécu[2] ; » M. Turner, « envoyé par Dieu comme un prophète pour révéler les mystères de l’univers ; » M. Turner, « qui se dresse comme le grand ange de l’Apocalypse, revêtu d’un nuage, couronné d’un arc-en-ciel et tenant dans sa main le soleil et les étoiles[3] ? » On conçoit qu’après

  1. Modem Painters, tome III, part, IV, p. 328 ; — tome IV, part, V, p. 57.
  2. Ibid., tome Ier, part, II, p. 411.
  3. Ibid., tome Ier, ch. VII, p. 92.