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C’est un étrange et fier monument du xiiie ou xive siècle, d’une couleur rouge sombre, enjolivé de noirs ornemens de fer, et percé avec cette irrégularité fantasque très méprisée depuis les lignes correctes et la pureté de goût de la renaissance.

« J’aimais de passion la dramatique physionomie de ce vieux palais, que M. Goffredi dédaignait comme appartenant à un âge de barbarie ; il n’estimait que l’antique et les siècles nouveaux qui se sont inspirés de l’antique. Moi, je vous confesserai tout simplement l’immense ennui que tous ces chefs-d’œuvre de même famille, anciens et modernes, firent parfois planer sur mes sentimens d’admiration. Ce parti-pris de l’Italie de se recommencer elle-même et de rejeter les époques où son individualité s’est fait jour, entre l’absolutisme des empereurs et celui des papes, est tellement consacré dans l’opinion que l’on y passe pour un vandale, si on se permet d’avoir quelquefois de la perfection par-dessus les oreilles[1].

« J’étais naïf et spontané ; je me fis bien des fois rembarrer avec mon amour pour tout ce que l’on appelait indistinctement le gotico, c’est-à-dire pour tout ce qui n’était pas du siècle de Périclès, d’Auguste ou de Raphaël. C’est même tout au plus si mon père adoptif consentait à admirer le dernier. Il ne s’enthousiasmait que pour les ruines de Rome, et lorsqu’il m’y eut conduit, il fut surpris et scandalisé de m’entendre dire que je ne voyais rien là qui pût me faire oublier cette royale fantaisie et ce groupe théâtral de notre piazza del Duomo, avec son grand palais rouge et noir, son assemblage de splendeurs variées, et ses petites ruelles tortueuses qui se précipitent tout à coup d’un air de mystère un peu tragique sous de sombres arcades.

« J’avais alors quinze ou seize ans, et je commençais à pouvoir expliquer mes goûts et mes idées. Je sus exposer à mon père comme quoi je sentais en moi des instincts d’indépendance absolue en matière de goût et de sentiment. J’éprouvais le besoin d’étendre mon admiration ou ma jouissance intellectuelle à tous les élans du génie ou de l’invention de l’homme, et il m’était impossible d’emprisonner ma sensation dans un système, dans une époque, dans une école. Il me fallait, en un mot, la liberté d’adorer l’univers, Dieu et l’étincelle divine donnée à l’homme, dans tous les ouvrages de l’art et de la nature.

« Ainsi, lui disais-je, j’aime le beau soleil et la sombre nuit, notre austère Pérugin et le fougueux Michel-Ange, les puissantes substructions romaines et les délicates découpures sarrasines. J’aime

  1. Cela est encore vrai pour beaucoup de gens. Au siècle dernier et au commencement de celui-ci, on avait pour les œuvres du moyen âge un mépris général.