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« Me voilà donc encore une fois avec un état et de l’argent en poche, en quantité proportionnée au luxe et aux besoins de ma condition nouvelle. Mon patron Hantz m’envoya faire une tournée de trois jours dans les pays environnans, et je réussis à écouler tout un vieux fonds de boutique dont il était depuis longtemps embarrassé. Au retour, je reçus de lui plus qu’il ne m’avait promis ; mais, quand je parlai de le quitter, il se mit en colère et versa des larmes, me traitant de fils ingrat et me proposant la main de sa fille pour me retenir. La fille était jolie, et me lançait des œillades naïves. Je me conduisis en niais, comme eussent dit beaucoup de gens d’esprit de ma connaissance. Je ne cherchai pas seulement à l’embrasser, et je partis pendant la nuit avec Jean et deux rigsdalers. Je laissai le reste, c’est-à-dire deux autres rigsdalers, pour payer ma dépense chez le bon cordonnier de Troppaw.

« Il s’agissait d’aller plus loin, n’importe où, jusqu’à ce que je pusse trouver un moyen de faire mon voyage sans avoir à confier aux personnes auxquelles j’étais recommandé en différentes villes d’Allemagne et de Pologne un désastre dont je ne pouvais fournir aucune autre preuve que mon dénûment. Les soupçons des bourgmestres de Troppaw m’avaient guéri de l’idée de raconter mes infortunes. J’avais perdu mes lettres de marque, je ne devais compter que sur moi-même pour les remplacer par des affirmations vraisemblables. Or on n’est jamais vraisemblable quand on demande des secours. Je n’étais pas plus triste pour cela. J’étais déjà habitué à ma situation, et je remarquai une fois de plus dans ma vie que le lendemain arrive toujours pour ceux qui prennent patience avec le jour présent.

« Deux jours après, je me trouvai dans une pauvre taverne en face d’un garçon trapu et robuste, qui, les coudes appuyés sur la table et la figure cachée dans ses mains, paraissait dormir. On me servit, pour mon demi-swangsick, un pot de bière, du pain et du fromage. J’avais de quoi aller, à ce régime, pendant une huitaine de jours. Mon vis-à-vis, interrogé par l’hôtesse, ne répondit pas. Quand il releva la tête, je vis qu’il pleurait. — Vous avez faim, lui dis-je, et vous n’avez pas de quoi payer !

« — Voilà ! répondit-il laconiquement.

« — Eh bien repris-je, quand il y a pour un, il y a pour deux ; mangez.

« Sans rien répondre, il tira son couteau de sa poche, et entama mon pain et mon fromage. Quand il eut mangé en silence, il me remercia en peu de mots assez honnêtes, et j’eus la curiosité de savoir la cause de sa détresse. Il se nommait je ne sais plus comment, et avait pour nom de guerre Puffo. Il était de Livourne, ce qui en Italie est une mauvaise note pour les gens d’une certaine classe. Aux yeux