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livrés en grande partie aux virtuoses de la concussion, à des pillards privilégiés, comme les appelle Hertzen, et si l’on était tenté de trouver ces dénominations trop dures, il serait facile d’en citer d’autres non moins énergiques dans les écrits les plus accrédités qui servent d’organe à la pensée officielle de la Russie. Le gouvernement de ce pays connaît la gravité du mal ; il a renoncé à en faire mystère. Le drame, la comédie, le roman, la poésie, se sont emparés sous toutes les formes des abus du régime des employés (tchinovniks) ; Lvof, Gogol, Bulgarine, J. Tourguenef, Chtedrine et beaucoup d’autres ont presque retrouvé, pour combattre ce triste régime, la verve sarcastique de Beaumarchais, et les applaudissemens qui ont encouragé leurs efforts prouvent qu’il est d’honnêtes gens en Russie[1] ; ils prouvent aussi que les temps sont venus, qu’il faut jeter bas l’édifice de tant d’exactions et de voleries. Signaler de pareils abus, ce n’est plus faire acte d’hostilité au pouvoir, nous le disons à l’honneur du gouvernement actuel, et les écrivains le plus dévoués à la cause de la Russie sont ceux qui déploient le plus de vigueur dans cette œuvre de réparation morale. L’indignation qui les anime donne souvent une singulière rudesse,à l’expression de leur pensée. L’un d’eux[2], en dénonçant la démoralisation extrême qui pèse sur le pays, ajoute : « À l’heure qu’il est, une répression énergique peut seule le dégager de l’ornière fangeuse où il se voit embourbé. La hache matérielle du bourreau ou la hache morale de la publicité, tel est l’unique remède au« plus grand de tous les maux, — la dégradation morale ! » L’auteur qui fait entendre ce cri de désespoir regarde comme le plus grave de tous les désordres le débordement de la vénalité. Les paysans de la couronne, dont on s’occupe trop peu aujourd’hui, souffrent gravement de cet odieux régime, et si les paysans des particuliers devaient y être livrés après leur émancipation, le refus qu’ils opposeraient à leur libération serait facile à comprendre. La crainte des exactions du fisc produisit fréquemment dans la France du XIIIe siècle une répulsion analogue à l’encontre dès édits d’affranchissement.

La servitude est aujourd’hui la base de tout le système administratif de la Russie ; c’est elle qui a dégradé les mœurs en abaissant les âmes. Si l’inférieur porte au pied sa chaîne, le supérieur est forcé de la porter au poing, et l’esclavage avilit à la fois l’esclave et le maître. — Supprimer le servage, c’est entrer dans un nouvel ordre social : le problème s’élève en devenant plus compliqué.

  1. Titre d’un drame récent de Lvof accueilli avec enthousiasme à Saint-Pétersbourg.
  2. Les Questions du Jour en Russie, par Olguerdovitch, p. 46.