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ment d’un aspect fantastique. — Un âne ! cela ne se peut point ; un âne ne vivrait point sous cette latitude… Ce que tu appelles un âne dans ta crasseuse ignorance n’est tout au plus qu’une sorte de mulet !… Voyons, je veux m’en assurer ; ôte-lui toutes ces peaux d’emprunt !

— Tenez, monsieur, dit Christian : Stangstadius ou non, vous m’ennuyez… Je n’ai pas le temps de causer ; bonsoir.

Là-dessus, il chatouilla d’une houssine les jarrets du fidèle Jean, qui prit le petit trot, et tous deux laissèrent vite derrière eux le docteur ès-sciences. Le bon Christian toutefois eut bientôt un remords. Comme il atteignait la rive, il se retourna et vit le pauvre savant qui le suivait de loin, péniblement, en faisant de nombreuses glissades. Il fallait qu’il fût réellement bien fatigué pour s’en apercevoir, lui qui ne vivait que par le cerveau et la langue, et surtout pour en convenir, lui qui avait la prétention d’être l’homme le plus robuste de son siècle. — Si la force lui manque, pensa Christian, il est capable de rester là sur la glace, et dans ce pays un instant de repos forcé pendant la nuit peut être mortel, surtout à un être aussi chétif. Allons, attends-moi là, mon pauvre Jean ! — Il courut à M. Stangstadius, qui s’était effectivement arrêté, et qui songeait peut-être à poursuivre son projet de dîner au Stollborg. Cette pensée, qui vint à Christian, lui fit doubler le pas ; mais Stangstadius, qui n’était pas en toute occasion aussi vaillant qu’il le prétendait, et qui avait conçu de fortes préventions contre un inconnu si peu prosterné devant son mérite, lui attribua soudainement de mauvais desseins contre sa personne, et, retrouvant ses jambes, il se mit à fuir dans la direction du Stollborg. Cela ne faisait pas le compte de Christian, qui se mit à courir aussi, et qui l’eut bientôt rejoint.

— Misérable ! s’écria d’une voix entrecoupée le savant, dont la terreur et la lassitude étaient au comble, tu viens m’assassiner, je le vois ! Oui, tu es payé par mes envieux pour éteindre la lumière du monde. Laisse-moi, malheureuse brute, ne me touche pas ! Songe sur qui tu vas porter la main !…

— Allons, allons, calmez-vous donc, monsieur Stangstadius, dit Christian en riant de sa frayeur, et connaissez mieux les gens qui veulent vous rendre service. Voyons, montez sur mon dos et dépêchons-nous, car je me suis mis en sueur à vous poursuivre, et je n’ai pas envie de me refroidir.

Stangstadius céda avec beaucoup de répugnance ; mais il se rassura en voyant le robuste jeune homme l’enlever légèrement et le porter jusqu’au rivage. Là, Christian le déposa sur ses pieds et se remit vite en marche pour échapper à sa générosité, car, dans sa reconnaissance, le bon Stangstadius cherchait dans sa poche une