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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/635

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a faits propriétaires retournent vite au communisme. « Ils craignent les mauvaises chances, le travail, la responsabilité. Propriétaire, on se ruine; communiste, on ne peut se ruiner, n’ayant rien à vrai dire. L’un d’eux, à qui l’on voulait donner une terre en propriété, disait : — Mais, si je bois ma terre? » Nous savons à quoi nous en tenir à cet égard, et M. de Haxthausen, qui le premier a découvert les prétendus mérites du communisme russe, fait un curieux aveu : « Chaque année de révision, dit-il, est de jure une année de partage de terre dans les communes; sans cette ordonnance obligatoire, fort peu goûtée du paysan, elles ne se décideraient jamais à faire de leur plein gré un nouveau partage, qu’elles considèrent plutôt comme onéreux qu’utile. Aussi, dans son langage poétique, le paysan le nomme-t-il tchornoï perediel (partage noir, funeste). » Le paysan russe aspire à la propriété, il souffre de ne pouvoir y atteindre; mais quand il serait vrai que la négation de ce droit l’aurait dégradé au point de lui enlever jusqu’au sentiment de sa misère, quelle condamnation pour un pareil régime! Le communisme russe reste debout comme ces blocs de glace que la rigueur du froid a saisis, et qui simulent la solidité du granit, tant que le soleil ne les pénètre point de ses rayons; mais la lumière commence à briller, les pratiques communistes du peuple russe ne résisteront pas longtemps à cette chaleur vivifiante; déjà l’on entend les premiers craquemens, qui annoncent une débâcle prochaine!

Que conclure de l’état des paysans de la couronne tel que nous venons de le décrire? C’est que l’organisation actuelle de la commune russe et la négation de la propriété individuelle exercent une influence non moins fatale sur la constitution politique de l’empire que sur la production matérielle. La première condition pour que les ressources naturelles dont dispose la Russie se développent, c’est qu’un peuple sans pensée ne continue point de servir d’instrument passif à un pouvoir sans bornes. Le problème posé aujourd’hui dans le vaste empire des tsars présente ainsi un double aspect : il s’agit non-seulement de briser les liens du servage, mais encore d’asseoir le droit permanent de la propriété du sol. Il faut rompre à la fois avec l’esclavage et avec le communisme, ces deux instrumens de la dégradation des âmes. La grande réforme dont l’empereur Alexandre II a pris la généreuse initiative ne sera sérieuse et complète qu’à cette condition.


L. WOLOWSKI, de l’Institut.