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rendus, c’est plutôt l’étonnante proportion dans laquelle l’esprit scientifique s’allie chez lui à l’imagination la plus puissante et la plus capricieuse ; c’est l’ensemble et l’unité du caractère, où les penchans et les facultés de l’investigateur ont pu se combiner à une telle dose avec les extases de l’ascète et avec tous ces indicibles entraînemens qui font de la tête du poète un merveilleux théâtre sur lequel le cœur et la raison revoient leurs pensées comme à travers les prestiges du rêve.

Au premier abord, en lisant les œuvres du médecin de Norwich, on n’est frappé que par l’énigme de son originalité ; on distingue si bien en lui une singularité qui est au fond de son génie propre, que l’on serait porté à l’envisager comme un de ces êtres exceptionnels qui ne représentent qu’eux-mêmes. En l’examinant mieux, on s’aperçoit vite que le génie propre dont il est impossible de lui contester l’honneur présente de grandes analogies avec les tendances complexes de son époque. Dans cette personnalité qui ne ressemble à aucune autre, on découvre le résumé fidèle d’une phase de transition qui s’est produite à peu près partout dans l’Europe occidentale, et qui en Angleterre particulièrement a été des plus marquées et des plus fécondes. Par ce mot de transition, que j’emploie pour caractériser la première partie du XVIIe siècle, je n’entends pas seulement indiquer une transformation en voie de s’opérer dans les croyances, les études et les arts ; je ne veux pas dire purement que les rêveries sur les causes allaient faire place à la science expérimentale des effets, que le raisonnement dans la religion allait succéder aux aspirations morales, que la discussion des droits, ou l’art du gouvernement, était près de remplacer en politique les respects traditionnels et l’empire des anciens usages. Le changement qui s’accomplissait au lendemain du XVIe siècle était encore plus radical, ou plutôt, si on le rencontrait dans toutes les manifestations de la pensée humaine, c’est qu’il se produisait à la source même des pensées. C’étaient les caractères eux-mêmes qui tendaient à se transformer. Avec Shakspeare comme avec Luther, l’humanité instinctive venait de dire son dernier mot ; avec Bacon, une nouvelle humanité, toute concentrée dans l’idée fixe de connaître, avait déjà lancé sa profession de foi. Comme il arrive toujours en pareil cas, les tendances qui finissaient ne cédaient pas leur place sans de suprêmes efforts.

Il suffit de rappeler comment, depuis la fin du XVe siècle, l’Europe avait été coup sur coup ébranlée par des nouveautés encore plus inouïes que celles de nos révolutions. La terre venait d’être doublée par Colomb, et toutes les imaginations avides de merveilles, toutes les ambitions à l’étroit dans leur sort héréditaire, toutes les exaltations éprises d’une utopie avaient devant elles une moitié d’univers où elles pouvaient à l’aise poursuivre des eldorados, se tailler des