Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/654

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

momens que Dieu a acceptés, une vie riche en années n’aura plus qu’à peine l’étendue d’un empan. Le fils, en ce sens, peut avoir plus d’âge que son père. »

Mais qui de nous a seulement un âge? qui de nous a jamais eu un commencement?


« J’étais avant Abraham est une parole du Christ; pourtant elle est vraie aussi en un sens si je la dis de moi-même, car j’étais déjà non-seulement avant ma naissance, mais avant Adam; j’étais dans l’idée de Dieu et dans le décret de ce synode qui s’est tenu de toute éternité... Et sûrement aussi nous sommes tous en défaut dans le calcul de notre âge; car, outre cette existence générale et commune que nous avons eue dans notre chaos, tandis que nous dormions encore au sein de nos causes, nous jouissions de l’être et de la vie dans trois mondes distincts où nous recevons de manifestes accroissemens. Dans ce monde obscur qui s’appelle la matrice de notre mère, notre carrière est courte à la mesurer par la lune; pourtant elle est plus longue que les jours de bien des créatures qui voient le soleil, et déjà nous ne sommes pas sans avoir la vie, le sentiment et la raison, quoique celle-ci, pour montrer ses effets, attende l’occasion des objets et semble n’exister encore que par son âme et son germe de végétation. Plus tard, en paraissant sur la scène de ce monde, nous nous élevons d’un degré; nous devenons d’autres créatures, accomplissant dès lors les actions raison- nables de l’homme et laissant poindre la partie divine qui est en nous, mais sans pouvoir la dégager, sans jamais parvenir à la manifester parfaitement, jusqu’au jour où enfin nous dépouillons de nouveau nos secondines. je veux dire cette enveloppe de chair, pour entrer dans la liberté du dernier monde, dans le lieu ineffable de saint Paul, le véritable ubi des esprits. »


Que l’auteur de ces lignes ait été accusé d’amour-propre par Johnson, on a peine à le comprendre. Il importe peu que Browne ait écrit un livre pour s’entretenir de ses propres pensées; son livre dit assez qu’il ne voit dans lui-même qu’un sujet de contemplation, que sa vie est un renoncement et une métempsycose perpétuelle. Il passe dans tous les objets qu’il considère, ou plutôt c’est chacun d’eux tour à tour qui s’empare de lui et qui lui prend son âme pour nous faire assister au plus étrange miracle, au spectacle d’un objet inerte, animé d’une âme humaine. C’est ainsi qu’en parcourant la Religio medici on se croirait sous le coup d’un sortilège. On ne sait plus où l’on se trouve. On est entouré d’apparences et de formes qui rappellent la terre et qui n’ont rien de la terre. Les choses bornées ont perdu leurs limites; le tout est contenu dans la partie, l’avenir et le passé sont dans le présent, tous les lieux sont dans chaque lieu. Ce pays-là n’est pas notre planète, et pourtant il n’est pas en dehors de notre planète; c’est le monde du temps et de l’espace transposé dans une autre clé : ce sont les mots et les phrases de la matière traduits dans la langue de l’esprit. Et nous-mêmes, au milieu de ces équivalens spirituels de nos réalités, nous doutons presque