Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/659

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la fertilité qui vient du repos. Parmi nos auteurs français, j’en pourrais citer qui sont aussi riches en métaphores et en illustrations de tout genre; mais je n’en vois aucun qui puisse donner l’idée de sa calme abondance. Son imagination n’a rien de commun avec les entraînemens de la verve : ce n’est point l’amplification d’un esprit qui devient intarissable parce qu’il est au pouvoir d’une pensée qui ne le lâche pas et qui veut se redire sous mille formes; c’est un grand fleuve qui coule, c’est la force vitale de son être qui ne cesse pas d’agir, c’est la fécondité d’un esprit à qui nulle de ses pensées ne peut enlever la libre disposition de toutes ses richesses, et qui, sans se fatiguer, redevient vite capable, après chaque effort, de commencer un effort tout autre. Comme je le disais, il rêve, il est dans un état d’attention suprême, mais sans parti-pris; nulle idée fixe ne le comprime, et précisément parce qu’il est détendu, tous les élémens de son être se dégagent de leur prison pour céder joyeusement à leur propre impulsion, à peu près comme les molécules de nos corps, si la pression atmosphérique venait à cesser, s’en iraient dans l’espace au gré de leurs seules propriétés.

Avec ce même caractère que j’ai attribué à Browne, il ne serait pas difficile de prévoir les deux mérites où réside sa principale excellence : je veux parler de la poésie et de l’élévation morale de sa nature. Après avoir rêvé pendant sa jeunesse et observé pendant son âge mûr, il se recueillit dans sa vieillesse pour écrire sa Morale chrétienne (publiée en 1716 par l’archidiacre Jeffery). Si ce n’est pas l’ouvrage qui permet le mieux d’embrasser l’étendue de son esprit, c’est assurément celui où il montre la supériorité la plus constante et la plus incontestable. Jamais son style n’a été plus inspiré que dans ces pages, jamais son imagination et sa mémoire n’ont été si empressées à mettre tous leurs trésors au service de ses pensées. Ce livre est une suite de réflexions détachées ou plutôt d’épanchemens; ce n’est pas la voix sèche d’un docteur qui s’y fait entendre, c’est l’accent d’un homme qui rend hommage à ce qu’il aime. Évidemment Browne est là dans son domaine; il a le cœur à l’œuvre, et son œuvre n’a point vieilli. De nos jours encore, la Morale chrétienne serait une lecture des plus attachantes. Depuis quelques années, nous avons beaucoup fouillé dans les anciennes littératures; mais je me demande pourquoi ce louable zèle ne retire de ses fouilles que les pasquinades et les facéties cyniques de nos pères, pourquoi les Brantôme, les Tallemant des Réaux et leurs pareils absorbent l’attention de nos graves antiquaires. Leurs peines seraient mieux placées, je crois, s’ils s’occupaient à exhumer les œuvres honorables du passé, celles où chaque génération a déposé ce qu’elle renfermait de bonne volonté et de généreuse ardeur. Dans une collection qui réunirait ces archives d’élite, la Morale chrétienne