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un des résultats les plus importans de la première moitié de notre siècle, c’est que la résistance morale dont je viens de parler s’est surtout rencontrée parmi les hommes voués aux travaux de l’esprit. Les anciennes classes sociales y ont contribué pour leur part; mais aucune en particulier ne peut revendiquer l’honneur d’une protestation plus spécialement efficace. La révolution a tellement brisé dans notre pays toute agrégation et toute solidarité, qu’il n’en pouvait être autrement, et d’ailleurs ce n’est pas seulement de nos jours que l’action administrative du gouvernement a trouvé chez nous plus de résistance dans les individus que dans les différens ordres de l’état. Les gens d’esprit sont la vraie noblesse de notre histoire. La chevalerie française ne connut, au moins depuis l’avènement des Valois, que les qualités faciles de bravoure, de frivolité, d’élégance, qui devaient lui faire jouer dans le monde un rôle si brillant. Elle manqua trop souvent de sérieux et de moralité; elle oublia la fonction essentielle d’une aristocratie, la défense de ses droits, qui étaient à beaucoup d’égards ceux de tous, contre la royauté. Depuis le XVIIe siècle en particulier, tous les devoirs de la noblesse se résumèrent en un seul, servir le roi. C’était fort bien sans doute; mais ce n’était pas tout. L’autre obligation de la noblesse, qui consiste à représenter les privilèges des individus, à limiter le pouvoir, à préserver les temps modernes de cette notion exagérée de l’état qui fit la ruine des sociétés antiques, la noblesse française y manqua. Elle ne comprit ses privilèges que comme une supériorité sur la bourgeoisie ; sa prérogative fut pour elle un principe de dédain et non de vraie fierté, un motif de servilité et d’impertinence bien plutôt qu’un devoir à remplir. De là cet esprit à la fois léger et lourdement conservateur, frivole et routinier, qui a formé le caractère de la noblesse française; de là ce vice intérieur qui l’empêcha d’être le principe d’un gouvernement libre, et qui fit que, le jour où ce gouvernement s’établit sans elle, elle devint l’adversaire le plus décidé du régime dont elle aurait dû être la fondatrice et le soutien.

Où donc a été la résistance qui tant de fois dans notre histoire, malgré l’absence d’institutions régulières, a limité le pouvoir? Où le roi de France a-t-il trouvé la seule force qui l’ait obligé de compter avec l’opinion? Parmi les gens d’esprit. On pourrait montrer pendant presque tout le moyen âge le clerc, et, si j’ose le dire, le publiciste, conduisant la main de la royauté, alors même que celle-ci paraissait le plus rebelle à de telles inspirations. La seule époque de tyrannie proprement dite que la France ait traversée ne put se produire qu’après la suppression préalable des gens d’esprit. La terreur, en décapitant la France, fut la vraie cause de l’abaissement