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elle un vice essentiel, qui la mine, comme chacun de nous apporte en naissant le principe du mal, qui, à moins d’accident, doit l’emporter ; mais une foule de hasards viennent sans cesse détourner les événemens du cours qu’ils auraient suivi s’ils avaient obéi à une pente nécessaire. Les révolutions de la démocratie athénienne sont encore aujourd’hui l’entretien du monde, et pourtant, dès son premier jour, cette démocratie était entachée d’un défaut radical. L’empire romain avait en lui, dès le temps d’Auguste, le germe de sa dissolution ; pourtant il vécut quatre ou cinq siècles avec sa plaie, et dans sa lente agonie il traversa le siècle des Antonins. La grande lacune que la France porte au cœur ne doit pas davantage nous interdire les longues espérances et les constans efforts.

Certes, si une seule race et une seule domination s’étendaient sur l’Europe moderne, si les nations chrétiennes formaient un monde unitaire, analogue à l’orbis romanus, la décadence serait inévitable, puisqu’il n’existerait plus en dehors de ce cercle fermé aucun élément de régénération. Mais le principe de diversité et de vitalité propre qui a créé en Europe un obstacle invincible à toute domination universelle fera le salut du monde moderne. Une civilisation divisée a des ressources qu’une civilisation unitaire ne connaît pas. L’empire romain périt, parce qu’il n’avait pas de contre-poids ; mais si, à côté de l’empire, il y avait eu des Germains et des Slaves fortement organisés, l’empire, obligé de compter avec les obstacles et la liberté du dehors, eût suivi une ligne toute différente : le despotisme en effet ne peut durer qu’à une condition, c’est que tous les pays qui l’entourent soient à son unisson. Là est le motif d’espérer. Le stoïcien avait raison de s’envelopper dans son manteau et de désespérer de la vertu, car il n’y avait nulle issue au cercle de fer où il vivait, et jusqu’au bout du monde alors habitable il eût trouvé l’odieux centurion, représentant de son implacable patrie. Cent fois dans l’histoire la pensée la plus élevée et la plus délicate a péri ; cent fois la bonne cause a eu tort, et je suis persuadé que les auteurs des plus nobles efforts que l’humanité ait tentés pour s’élever vers le bien resteront à jamais confondus dans le culte sommaire des saints inconnus. Cela tenait à ce que, dans les siècles passés, la puissance de l’esprit était resserrée en d’étroites limites. Depuis le commencement des temps modernes, la conscience de l’humanité s’est immensément élargie. La dignité du caractère et la noblesse n’ont plus seulement pour récompense la sympathie d’un petit nombre de belles âmes, toujours amies des vaincus. Symmaque ne fait plus dans le vide son plaidoyer pour les dieux morts, et Boèce n’écrit plus en prison sa Consolation de la Philosophie.


Ernest Renan.