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exagérations de l’amour-propre national, il faut savoir s’en garder au besoin. Fort heureusement ce qui se passait au Kamtchatka et dans la Manche de Tartarie ne pouvait exercer aucune influence sur l’issue du sombre drame qui tenait l’Europe en suspens, et le silence qu’on a gardé sur les événemens dont ces mers lointaines furent le théâtre pourrait trouver son excuse, si la question n’était de celles qu’il faut savoir apprécier d’un point de vue plus élevé. Exposer ces événemens pour y rechercher les causes qui rendirent nos efforts infructueux, étudier à leur tour ces causes pour y trouver d’utiles enseignemens, qui au besoin nous puissent empêcher de retomber dans les mêmes erreurs, telle est la pensée qui nous a engagé à recueillir ici les souvenirs d’une croisière de trois ans dans l’Océan-Pacifique, marquée par un insuccès qu’il n’entre nullement dans notre intention de déguiser ou d’amoindrir, et dont nos ennemis sont fiers, comme ils ont droit de l’être.


I.

Le 26 avril 1854, deux frégates, l’une française, la Forte, l’autre anglaise. Président, toutes deux portant pavillon d’amiral à leur mât d’artimon, étaient mouillées sous les forts qui défendent le port du Callao, et le visiteur qui, vers dix heures du matin, y fût monté à bord eût trouvé sur chacune d’elles de nombreux spectateurs absorbés dans une même contemplation. A chaque sabord des passavans s’était formé un groupe de matelots, et leurs regards, de même que les longues-vues des officiers réunis à l’arrière, suivaient les mouvemens d’un navire isolé, mouillé à grande distance de tous les autres, près de l’île San-Lorenzo, qui limite vers le sud la vaste rade du Callao. La brume matinale qui tient lieu de pluie au climat privilégié du Pérou commençait à se dissiper en vapeurs indécises, entraînées par les premiers souffles de la brise du large comme les légers lambeaux d’un tissu déchiré. Bientôt le pavillon qui pendait immobile à la corne du navire observé, flottant à son tour sous l’influence de la brise, montra la croix russe sur le fond blanc de son trapèze, et l’on vit à l’instant les matelots couvrir les haubans, se répandre sur les vergues, et abandonner les voiles, qui, promptement bordées et hissées, annoncèrent que rien ne retardait plus l’appareillage. En effet quelques minutes suffirent pour que l’ancre vînt prendre son poste sous les bossoirs; le navire tourna sur lui-même, et, s’inclinant légèrement sous l’impulsion du vent qui gonflait ses voiles, s’éloigna rapidement de terre. Peu après, les contours arrondis de sa poupe, les lignes qui marquaient les canons de sa batterie, puis enfin les flèches élancées de sa mâture avaient disparu sous l’horizon.