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avait vu à Valparaiso la Diana, de 50 canons, et au Callao, ainsi que nous venons de le dire, l’Aurora; mais en dehors de ces seules données positives, on n’avait pour tous renseignemens que des bruits recueillis çà et là comme au hasard, et provenant, qui plus est, des Russes eux-mêmes, lesquels disaient avoir en ce moment dans ces mers trois frégates, une corvette, deux bricks et trois vapeurs.

Il résultait de cette ignorance que la question était loin de se présenter aussi nettement qu’on eût pu le désirer : s’il était en effet permis de supposer que l’ennemi concentrerait ses navires dans ses possessions des côtes orientales d’Asie, on pouvait craindre d’un autre côté que quelqu’une de ses frégates, sous le commandement d’un officier audacieux et habile, n’essayât de recommencer contre le commerce maritime des alliés dans ces mers la célèbre croisière du capitaine Porter sur l’Essex[1]. En autres termes, le but à poursuivre était double, et l’importance des nombreux navires marchands répandus sur la côte, de San-Francisco au cap Horn, pouvait faire craindre d’abandonner sans défense cette riche proie à un ennemi que l’on irait inutilement chercher dans les ports de la Sibérie et du Kamtchatka. Il est probable que des préoccupations de ce genre eurent d’abord sur l’esprit des amiraux français et anglais une influence que ne justifiait guère l’esprit généralement peu aventureux de la marine russe. Toujours est-il que l’on vit commencer

  1. Le nom du capitaine David Porter est resté célèbre dans les annales du Pacifique par la hardiesse avec laquelle, pendant la guerre de 1812, 1813 et 1814, il promena sur ce vaste océan le pavillon américain, dont il était le seul représentant. Parti des États-Unis sur l’Essex, frégate de quarante-six canons, après avoir fait quelques prises dans l’Atlantique, il vint doubler le cap Horn, et remonta la côte occidentale d’Amérique jusqu’au groupe des îles Gallapagos, centre d’une importante pêche baleinière à cette époque. Habile à se déguiser et à tromper par sa manœuvre un ennemi trop confiant, il réussit à capturer 12 bâtimens anglais; puis, ayant été informé qu’une division de quatre navires, portant ensemble plus de cent canons, avait été expédiée d’Angleterre avec la mission spéciale de mettre un terme à ses ravages, il quitta sa croisière pour réparer en un mouillage sur son navire fatigué par une longue navigation, et, chose assez curieuse, le point choisi par lui à cet effet, en raison du secret que lui promettait cette position écartée, fut précisément la baie d’Anna-Maria, dans l’île de Nukahiva, où nous verrons qu’en 1854 les amiraux alliés fixèrent le rendez-vous de leurs bâtimens. Ce fut seulement en mars 1814 qu’attaqué par une force supérieure dans le port de Valparaiso, au mépris de la neutralité chilienne, l’Essex dut se rendre au Commodore Hillyar dans un état qui témoignait de l’acharnement de sa résistance. Indépendamment des frais d’armement des navires envoyés à sa poursuite, les pertes que cette croisière avait fait éprouver au commerce britannique s’élevèrent à plus de 13 millions de francs; la terreur que l’Essex répandait fut si grande que tous les ports de la côte d’Amérique étaient pleins de navires anglais qui préféraient l’inaction aux chances d’une capture à peu près certaine. Peu de lectures sont d’un intérêt plus vif que le journal où le capitaine Porter a présenté le récit de sa campagne, et surtout peu de livres offrent un tableau plus vrai de la curieuse existence d’un navire livré à ses propres ressources pendant une pénible navigation de plusieurs années.