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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/763

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— Dormir ! s’écria M. Goefle ; déjà ? Le punch ne nous le permettra pas, j’espère ! Je ne fais que commencer à me remettre de l’émotion que m’a causée la perruque de Stangstadius. Laissez-moi respirer, Christian ; je vous croyais plus gai ! Vous ne l’êtes pas du tout ce soir, savez-vous ?

— Je l’avoue, je suis mélancolique comme un Anglais, répondit Christian.

— Pourquoi cela, voyons, mon neveu ; car vous êtes mon neveu, je n’en démords pas en particulier, bien que je vous aie lâchement renié en public. Pourquoi êtes-vous triste ?

— Je n’en sais rien, cher oncle ; c’est peut-être parce que je commence à devenir saltimbanque.

— Expliquez votre aphorisme.

— Il y a trois mois que je montre les marionnettes, c’est déjà trop. Dans une autre phase de ma vie que je vous ai racontée, j’ai fait le même métier pendant environ le même espace de temps, et j’ai éprouvé, quoique à un moindre degré (j’étais plus jeune), ce que j’éprouve maintenant, c’est-à-dire une grande excitation suivie de grands abattemens, beaucoup de dégoût et de nonchalance pour me mettre à la besogne, une fièvre de verve, un débordement de gaieté ou d’émotion quand j’y suis, un grand accablement et un véritable mépris de moi-même quand j’ôte mon masque et redeviens un homme aussi rassis qu’un autre.

— Bah ! ce que vous racontez là c’est ma propre histoire ; il m’en arrive autant pour plaider. Tout orateur, tout comédien, tout artiste ou tout professeur forcé de se battre les flancs pendant une moitié de sa vie pour instruire, éclairer ou divertir les autres, est las du genre humain et de lui-même quand le rideau tombe. Je ne suis gai et vivant ici, moi, que parce que je n’ai pas plaidé depuis quatre ou cinq jours. Si vous me surpreniez dans mon cabinet, rentrant de l’audience, criant après ma gouvernante qui ne m’apporte pas mon thé assez vite, après les cliens qui m’assiégent, après les portes de ma maison qui grincent… Que sais-je ? Tout m’exaspère… Et puis je tombe dans mon fauteuil, je prends un livre d’histoire ou de philosophie,… ou un roman, et je m’endors délicieusement dans l’oubli de ma maudite profession.

— Vous vous endormez délicieusement, monsieur Goefle, parce que vous avez, en dépit de vos nerfs malades, la conscience d’avoir fait quelque chose d’utile et de sérieux.

— Hom, hom ! pas toujours ! On ne peut pas toujours plaider de bonnes causes, et, même en plaidant les meilleures, on n’est jamais sûr de plaider précisément le juste et le vrai. Croyez-moi, Christian, il n’y a pas de sots métiers, dit-on : moi, je dis qu’ils le sont