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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/785

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choses immenses ; mais revenons à nos ours, ou plutôt dépêchons-nous de déjeuner pour aller les trouver. Je ne connais aux Suédois qu’un défaut, cher ami ; c’est de manger trop souvent et trop longtemps. Je comprendrais cela tout au plus quand ils ont des journées de vingt heures ; mais quand je vois le petit arc de cercle que le soleil doit faire maintenant pour se replonger sous l’horizon, je me demande à quelle heure vous espérez chasser.

— Patience, cher Christian ! répondit le major en riant ; la chasse à l’ours n’est pas longue. C’est un coup de main réussi ou manqué, soit qu’on loge deux balles dans la tête de l’ennemi, soit que d’un revers de patte il vous désarme et vous assomme. Voilà le danneman qui nous annonce que le déjeuner est prêt ; marchons.

L’ambigu apporté par les officiers était très comfortable ; mais Christian vit bien que les jeunes filles et le danneman lui-même regardaient ce bon repas avec une sorte de tristesse humiliée, et qu’après s’être fait une fête d’offrir leurs mets rustiques, ils osaient à peine les exhiber. Dès lors il se fit un devoir d’y goûter et de les vanter, politesse qui lui coûta peu, car le saumon fumé et le gibier frais du danneman étaient fort bons, le beurre de renne exquis, les navets tendres et sucrés, les confitures de baies de ronces du Nord aromatiques et rafraîchissantes. Christian apprécia moins le lait aigre servi pour boisson dans des cruches d’étain. Il préféra la piquette fabriquée avec les baies d’une autre ronce qui croît en abondance dans le pays même, et que l’on mange et conserve de mille manières. Enfin il admira, au dessert, le gâteau de Noël, qui avait été fait exprès pour les hôtes du danneman, afin qu’ils pussent l’entamer, vu que celui qui était réservé à la famille devait, selon l’usage, rester intact jusqu’à l’Épiphanie. Le danneman porta résolument le couteau dans l’édifice de luxe pétri en farine de froment, et fit tomber les tourelles et les clochetons savamment construits par ses filles. Ces grandes personnes, brunes, peu jolies, mais bien faites et coquettement parées de rubans et de bijoux sur un grand luxe de linge blanc et de cheveux noirs tressés, furent alors seulement invitées à prendre leur part du gâteau et à tremper leurs lèvres dans le gobelet de leur père, après que celui-ci l’eut rempli de bière forte. Elles restèrent debout, et firent, avant de boire, une grande révérence et un compliment de nouvelle année à leurs hôtes.

L’impatience que Christian éprouvait ordinairement à table, quand il n’avait plus faim, s’était changée en une rêverie profonde. Ses compagnons étaient assez bruyans, bien qu’ils se fussent abstenus de vin et d’eau-de-vie dans la crainte de se laisser surprendre par l’ivresse au moment d’entrer en chasse. Le danneman, d’abord réservé et un peu fier, était devenu plus expansif, et paraissait avoir