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— Les mauvaises langues viennent-elles jusqu’ici vous tourmenter, maître Joë ? J’aurais cru que dans ce désert…

Le danneman haussa les épaules, et prit, sans répondre, une figure mécontente.

— Vous ai-je encore déplu sans le savoir ? lui demanda Christian quelques instans après.

— Oui, répondit le danneman, et comme il n’est pas bon d’aller ensemble où nous allons quand on a quelque chose sur le cœur, je veux savoir pourquoi tu m’as demandé si Karine avait peur de l’ours. Je n’irai pas plus avant que je ne sache si tu as eu une mauvaise pensée contre elle ou contre moi.

Devant cet appel à sa sincérité, fait avec une sorte de grandeur antique, Christian se sentit embarrassé de répondre. Il avait, en questionnant Bœtsoï sur Karine, cédé à un mouvement de curiosité qui tenait à des causes mystérieuses en lui-même, et qu’il lui était impossible d’expliquer. Il crut s’en tirer par une rectification du fait.

— Maître Joë, dit-il, je n’ai pas demandé si votre sœur avait peur de l’ours, mais si elle avait été mariée, et je ne vois rien d’offensant dans ma question.

Le paysan le troubla par un regard d’une pénétration extraordinaire. — La question ne m’offense pas, dit-il, si tu peux me jurer n’avoir écouté, avant de venir chez moi, aucun mauvais propos sur ma famille.

Et comme Christian, se rappelant les paroles du major, hésitait à répondre, Bœtsoï reprit : — Allons, allons ! J’aime mieux que tu ne mentes point. Tu n’as pas de raisons pour être mon ennemi, et tu peux me dire ce que l’on t’a raconté de l’enfant du lac.

— L’enfant du lac ! s’écria Christian. Qu’est-ce que l’enfant du lac ?

— Si tu ne sais rien, je n’ai rien à te dire.

— Si fait, si fait ! reprit Christian… Je sais… Je crois savoir… Parlez-moi comme à un ami, maître Joë. L’enfant du lac est-il le fils de Karine ?

— Non, répondit le danneman, dont la physionomie s’anima d’une singulière exaltation. Il était bien à elle, mais il n’avait pas été conçu et enfanté comme les autres. Karine a eu du malheur, comme il en arrive aux filles qui apprennent des choses au-dessus de leur état, et qui lisent dans des livres d’une religion que nous ne devons plus connaître ; mais elle n’a pas fait le mal qu’on dit. J’ai été trompé là-dessus comme les autres, moi qui te parle ! Il fut un temps, j’étais encore bien jeune alors, où je voulais envoyer une balle dans la tête d’un homme dont Karine parlait trop dans ses