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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/800

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sais bien où est la place du cœur, et, avec ce bon couteau, il faudrait que la main te tremblât pour le manquer. Fais attention à une seule chose, c’est qu’il ne désarme pas ta main droite avant d’avoir saisi ton bras gauche, car il voit très bien les armes, et il a plus de raisonnement qu’on ne pense. Vas-y donc doucement et tranquillement, sans te presser. Tant que le malin n’est pas blessé, il n’est pas insolent, et il ne sait pas bien ce qu’il veut faire. Quelquefois il grogne et se laisse approcher. Quant à moi, j’ai coutume de lui parler et de lui promettre de ne lui faire aucun mal : ce n’est pas mentir que de mentir à une bête. Je te conseille donc de lui dire quelque parole caressante : il a assez d’esprit pour comprendre qu’on le flatte, il n’en a pas assez pour deviner qu’on le trompe. Et maintenant attends que je voie si ces messieurs prennent bien la direction qu’il faut pour cerner la tanière, car, si la bête nous échappait, il ne faudrait pas qu’elle pût échapper aux autres. Je reviens dans cinq minutes.

Christian resta seul dans un site étrange. Depuis le chalet, il avait fait avec son guide environ une demi-lieue au sein d’une forêt magnifique jetée en ondes épaisses et larges sur le dos de la montagne. La profusion de beaux arbres dans ces régions et la difficulté de les transporter pour l’exploitation sont cause de la prodigalité pour ainsi dire méprisante, on oserait même dire impie, avec laquelle sont traitées ces nobles productions du désert. Pour faire le moindre outil, le moindre jouet (les pâtres dalécarliens, comme les pâtres suisses, taillent et sculptent très adroitement le bois résineux), on sacrifie sans regret un colosse de verdure, et souvent, pour ne pas se donner la peine de l’abattre, on met le feu au pied : tant pis si l’incendie se propage et dévore des forêts entières ! En beaucoup d’endroits, on voit des bataillons de monstres noirs se dresser sur la neige, ou, dans l’été, sur une plaine de cendres. Ce sont des tiges calcinées qui ne servent plus de retraite à aucun animal, et où règnent le silence et l’immobilité de la mort[1]. Ceux qui chassent en Russie s’affligent de trouver dans les splendides forêts du Nord la même incurie et les mêmes profanations.

Le lieu où Christian se trouvait n’avait été ni brûlé ni abattu ; il offrait une scène de bouleversement moins irritante, le spectacle d’un abandon imposant et d’une destruction grandiose, due aux seules causes naturelles : la vieillesse des arbres, les éboulemens du sol, le passage des ouragans. C’était l’aspect d’une forêt vierge qui aurait été saisie dans les glaces voyageuses des mers polaires. Les

  1. Ce n’est que très récemment que l’état s’est préoccupé, trop tard peut-être, d’arrêter ces dévastations en Suède.