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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/820

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grandement posé pour aspirer aux fonctions de premier ministre? Quel esprit assez politique pour conjurer par une modération intelligente tous les maux qu’avait provoqués une légèreté présomptueuse? Le problème semblait insoluble et l’aurait certainement été, si la bonne fortune de la France n’avait suscité le dévouement d’un vieux précepteur dont l’inquiétude finit par éveiller l’ambition, et si un prêtre de soixante-treize ans n’avait saisi les rênes de l’état avec un calme que ses ennemis mêmes n’osèrent taxer de présomption, tant son intervention fut réputée opportune et salutaire!

Le 11 juin 1726, Paris apprenait avec des transports de joie[1] que des lettres de cachet venaient d’exiler le duc de Bourbon, la marquise de Prie et les frères Pâris, et que l’évêque de Fréjus, sous le titre modeste de ministre d’état, le seul que Fleury ait jamais porté, avait pris possession de la direction suprême de toutes les affaires du pays, direction qu’il exerça avec une plénitude de puissance qu’aucun premier ministre n’avait possédée et avec un bonheur dont la constance sembla démentir les chances ordinaires de la fortune.


II.

Aucun homme d’état n’imprima jamais au pouvoir au même degré que le cardinal de Fleury le cachet de sa propre personnalité, et ne fit de son gouvernement une image aussi vivante de lui-même. Vieillard et prêtre, son ministère fut modéré et pacifique; bourgeois d’origine, il conserva jusqu’au sommet de toutes les grandeurs des habitudes d’économie presque parcimonieuse; courtisan par essence, aimant la bonne compagnie avec passion et l’intrigue dans la mesure où elle était compatible avec les bienséances de son caractère, il s’inquiéta moins de la France que de Versailles. Préférant le succès à la gloire, il se montra plus soucieux de se concilier l’Europe par sa modération que de s’y ménager de grandes occasions par sa prévoyance, et plus occupé d’ajourner les périls que d’en triompher. M. d’Argenson affirme avoir vu souvent le cardinal de Fleury professer un dédain profond pour Richelieu et une admiration exaltée pour Mazarin. Nous l’en croyons sans peine, quoiqu’à vrai dire le ministre de Louis XV n’ait guère plus ressemblé à l’un qu’à l’autre. Fleury fut un ministre original; il le fut à force de manquer d’initiative et, s’il est permis de le dire, d’originalité en toute chose, et

  1. « Le peuple est si content de ce changement, qu’on a été obligé d’empêcher hier qu’il ne fit des feux de joie dans toutes les rues, ce qui aurait trop insulté la personne d’un prince du sang. M. Hereau, lieutenant de police, a écrit à tous les commissaires des quartiers de Paris pour l’empêcher. » Chronique de Barbier, 13 juin 1726.