Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/822

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une faveur d’autant plus éclatante qu’elle avait été plus tardive. Sur la pressante recommandation du maréchal de Villeroy, il fut appelé à partager avec lui l’éducation du royal orphelin qui allait être Louis XV. Fleury dut éprouver dans ses devoirs de précepteur des dégoûts fréquens qui auraient découragé un homme moins obstiné au succès. On eût dit qu’il n’y avait aucune anse pour saisir l’âme de cet enfant méfiant et timide, dont l’esprit très clairvoyant se refermait constamment sur lui-même par l’effet d’une indifférence profonde et d’un indomptable dégoût. Sur ce fonds d’une désespérante aridité, l’habile sollicitude de Fleury parvint cependant à élever deux colonnes demeurées inébranlables sous la tempête de toutes les passions triomphantes. L’évêque de Fréjus inspira à Louis XV une foi assez forte pour disputer longtemps la victoire à ses faiblesses, et un attachement assez profond pour que la présence de son précepteur devînt dans sa jeunesse le seul besoin de son cœur, dans son âge mûr le seul principe de sa sécurité.

Fleury respira donc enfin à pleine poitrine dans l’atmosphère de Versailles, pour laquelle il était né, car il en aimait l’agitation contenue par le respect, les plaisirs tempérés par les convenances, et des courtisans il avait tout, excepté les vices. Mais s’il se sentit heureux de vivre au centre de la puissance et de la faveur, il est manifeste, quoi qu’on en ait pu dire, que l’évêque de Fréjus ne s’était ménagé, ni de longue main ni par des combinaisons astucieuses, la conquête d’un pouvoir auquel ne l’avaient pas préparé les habitudes d’un esprit plus fait pour les faciles distractions du monde que pour les labeurs incessans du ministère. Rendant hommage, après la mort du régent, au droit prétendu par les princes du sang, il avait été le premier à conseiller au roi de revêtir le duc de Bourbon de l’autorité du duc d’Orléans, ne se réservant pour lui-même, avec une intervention fort naturelle dans les affaires ecclésiastiques, qu’une influence moins patente que soupçonnée. Il fallut plus que l’imprudente ingratitude de M. Le duc pour déterminer Fleury à quitter une attitude qui lui seyait aussi bien. S’il saisit brusquement le pouvoir, ce fut bien moins parce que ce prince s’efforçait, de concert avec la jeune reine, d’éloigner Louis XV de son précepteur, que parce que les fautes du premier ministre éloignaient la nation de son jeune roi, ces fautes ayant mis l’Europe à la veille d’une guerre générale et la France au bord d’un abîme. Fleury fut aux yeux de tous un ministre de nécessité et de salut. En assumant le fardeau des affaires, il espéra suppléer à l’expérience qui lui manquait par la plénitude d’une autorité dont il savait qu’aucune part ne lui serait disputée; il comprit de plus avec un instinct sûr qu’une politique de vieillard avait chance d’être bien accueillie