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qu’à la lie. Ils ont joui d’eux-mêmes et de la nature, ils ont savouré la grandeur qui était en eux et la beauté qui était dans les choses; ils ont pressé de leurs mains douloureuses toutes les épines dont la nature a hérissé notre route, mais ils y ont vu fleurir des roses, vivifiées par le plus pur de leur noble sang. Rien de semblable en Swift : ce qui manque le plus à ses vers, c’est la poésie. L’esprit positif ne peut ni l’aimer ni l’entendre; il n’y voit qu’une machine ou qu’une mode, et ne l’emploie que par vanité ou convention. Quand dans sa jeunesse il a essayé des odes pindariques, il est tombé déplorablement. Je ne me rappelle pas une seule ligne de lui qui indique un sentiment vrai de la nature; il n’apercevait dans les forêts que des bûches, et dans les champs que des sacs de grain. Il a employé la mythologie comme on s’affuble d’une perruque, mal à propos, avec ennui ou avec dédain. Sa meilleure pièce, Cadénus et Vanessa, est une pauvre allégorie râpée. Pour louer Vanessa, il suppose que les nymphes et les bergers plaident devant Vénus, les uns contre les hommes, les autres contre les femmes, et que Vénus, voulant terminer ces débats, forma dans Vanessa un modèle de perfection. Qu’est-ce qu’une telle conception peut fournir, sinon de plates apostrophes et des comparaisons de collège? Swift, qui a donné quelque part la recette d’un poème épique, est ici le premier à s’en servir. Encore ses rudes boutades prosaïques déchirent à chaque instant cette friperie grecque. Il met la procédure dans le ciel; il impose à Vénus tous les termes techniques. Il amène « des témoins, des questions de fait, des sentences avec dépens. » On crie si fort que la déesse craint de tomber en discrédit, d’être chassée de l’Olympe, renvoyée dans la mer, sa patrie, « pour y vivre parquée avec les sirènes crottées, réduite au poisson, dans un carême perpétuel. » Quand ailleurs il raconte la touchante légende de Philémon et Baucis, il l’avilit par un travestissement. Il n’aime point la noblesse et la beauté antiques; les deux dieux deviennent entre ses mains des moines mendians; Philémon et Baucis, des paysans du Kent. Pour récompense, leur maison devient église, et Philémon curé, « sachant parler de dîmes et redevances, fumer sa pipe, lire la gazette, aigre contre les dissidens, ferme pour le droit divin.» L’esprit abonde, incisif, par petits vers serrés, vigoureusement frappés, d’une netteté, d’une facilité, d’une précision extrêmes; mais, comparé à notre La Fontaine, c’est du vin devenu vinaigre. Même lorsqu’il arrive à la charmante Vanessa, sa veine coule semblable : pour la louer enfant, il la pose en petite fille modèle au tableau d’honneur, à la façon d’un maître d’école. « On décida que la conduite de toutes les autres serait jugée par la sienne, comme par un guide infaillible. Les filles en faute entendraient souvent les louanges de Vanessa sonner à leurs oreilles. Quand miss Betty fera