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les meilleurs amis, comme on dit, doivent se séparer. — Son heure était venue, il avait fini sa carrière, —j’espère qu’il est dans un monde meilleur. » — Le pauvre Pope sera triste un mois, et Gay — une semaine, et Arbuthnot un jour. »


Tel est l’inventaire des amitiés humaines. Toute poésie exalte, celle-ci déprime; au lieu de cacher le réel, elle le dévoile; au lieu de donner des illusions, elle en ôte. Quand il veut peindre l’aurore, il nous montre « les balayeurs dans les rues, les recors » et les cris de la halle. Quand il veut peindre la pluie, il décrit a toutes les couleurs et toutes les puanteurs » des ruisseaux grossis, a les chats morts, les feuilles de navets, les poissons pourris, » qui roulent pêle-mêle dans la fange. Ses grands vers trament dans leurs plis toutes ces ordures. On sourit de voir la poésie ravalée jusqu’à cet emploi; il semble qu’on assiste à une mascarade; c’est une reine travestie en dindonnière. On s’arrête, et l’on regarde avec ce plaisir qu’on ressent à boire une liqueur amère. La vérité est toujours bonne à connaître, et dans la pièce magnifique que les artistes nous étalent, il faut bien un régisseur pour nous donner le compte des claqueurs et des figurans.

Heureux s’il ne faisait que dresser ce compte! Les chiffres sont laids, mais ils ne blessent que l’esprit; d’autres choses, les graisses des quinquets, les infections des coulisses, et tout ce qu’on ne peut nommer, restent à décrire. Je ne sais comment faire pour indiquer jusqu’où Swift s’emporte; il le faut pourtant, car ces extrémités sont le suprême effort de son désespoir et de son génie : il faut les avoir touchées pour le mesurer et le connaître. Il traîne la poésie non pas seulement dans la fange, mais dans l’ordure, il s’y roule en fou furieux, et il y trône, et il en éclabousse tous les passans. Comparées aux siennes, toutes les crudités sont décentes et agréables. Dans Brantôme, dans la Fontaine et Voltaire, il y a une pensée de plaisir. Chez les uns la sensualité effrénée, chez les autres la gaieté malicieuse sont des excuses; on éprouve du scandale, mais non du dégoût; on n’aime point à voir dans un homme une fureur de taureau ou une polissonnerie de singe, mais le taureau est si ardent et si fort, le singe si spirituel et si leste, que l’on finit par regarder ou s’égayer. Puis, quelque grossières que soient leurs peintures, il s’agit chez eux des accompagnemens de l’amour; Swift ne touche qu’aux suites de la digestion, et il n’y touche qu’avec dégoût et par vengeance; il les verse avec horreur et ricanement sur les misérables qu’il décrit. Qu’on n’aille point ici le comparer à Rabelais; notre bon géant, médecin et ivrogne, s’étale joyeusement sur son fumier sans penser à mal; le fumier est chaud, commode; on y est bien pour philosopher et cuver son vin. Élevées à cette énormité et sa-