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triste. C’étaient les mêmes devoirs que par le passé, c’étaient aussi les mêmes privations[1]. À part ce qu’on avait trouvé dans les trois palais occupés par les troupes de renfort, et qui malheureusement consistait surtout en objets de luxe, châles, pipes et poignards incrustés de pierreries, selles brodées de perles, porcelaines de prix, etc., les approvisionnemens ne s’étaient point accrus, et il y avait bien plus de monde à nourrir. Aussi les alimens gardaient-ils des prix exorbitans, dont profitèrent amplement certaines personnes douées de cet esprit commercial que nulle circonstance ne trouve en défaut. M. Rees nous parle entre autres d’un ingénieux négociant, qui, à échanger du thé contre des brocarts tissés d’or et du sucre contre des diamans, réalisa une petite fortune en quelques semaines. Encore eut-il la chance de l’emporter dans une magnifique calèche attelée de bœufs, le tout faisant partie de ses propriétés nouvellement acquises.

L’histoire du second siège est celle du premier, moins ce que celle-ci a de plus dramatique, le nuage de terreur, l’auréole de sang, qui planaient sur le sort des assiégés. Nous passerons donc rapidement sur le mois d’octobre et les premiers jours de novembre, qui n’apportèrent aucun changement essentiel à la position des Anglais. Le 12, ils apprirent que sir Colin Campbell marchait sur Lucknow à la tête de cinq mille hommes. Le même soir, son arrivée fut signalée de l’Alumbagh. Dans la matinée du 15, le télégraphe annonça qu’il se portait en avant. Ainsi que nous l’avons dit, il évita, en faisant un long circuit, les dangers affrontés par Havelock, chassa les insurgés qui occupaient le grand parc Dilkousha, s’empara des bâtimens du collège La Martinière, par eux transformé en forteresse, et s’y établit jusqu’au lendemain. Les rebelles se portèrent aussitôt en grand nombre dans tous les édifices qui se trouvaient entre La Martinière et la résidence. Le Secunder-Bagh était le mieux fortifié : il fut d’autant plus vigoureusement défendu que la garnison s’y trouva cernée, et n’avait pas de capitulation à espérer. La brèche faite, une brèche de deux pieds carrés, les Sikhs et les highlanders y pénétrèrent pour ainsi dire un à un, et un horrible combat corps à corps commença dans cette enceinte close de toutes parts, un vrai massacre s’il est vrai, comme on l’affirme, que deux mille cadavres nageant dans leur sang encombraient après l’assaut les

  1. « Nous avons pour vivres, dit Havelock dans une lettre à sa femme (10 novembre), une ration réduite de bœuf pris au train d’artillerie, des chupatties et du riz ; mais le thé, le café, le sucre et le savon sont des objets de luxe qui nous demeurent inconnus… Je dîne un jour par semaine chez le commissaire fiscal (Gubbins), qui m’a fait boire d’excellent sherry (vin de Xérès), sans lequel je crois qu’il me serait advenu malheur, car la disette n’est pas si aisément supportable à soixante-trois ans qu’elle l’était à quarante-sept. » Ces derniers mots renferment une allusion au siège de Jellalabad en 1841-42, où Havelock avait eu à supporter des privations du même ordre.