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moins qu’ils n’accomplissent sur eux-mêmes une triple régénération : il faut d’abord qu’ils se choisissent un chef qui puisse être reconnu par les diverses nuances du parti libéral; il faut ensuite qu’ils élargissent et renouvellent leur état-major en y admettant des hommes jeunes et nouveaux; il faut enfin qu’ils aient le courage de porter plus en avant le drapeau des réformes. Ce travail n’est point facile sans doute; il n’est point supérieur cependant à la résolution politique et à l’audace dont lord John Russell a fait preuve dans mainte occasion décisive pour sa carrière et pour son parti.

Le vent des réformes, ce souffle du progrès libéral qui tend partout à élever l’idéal humain, et qui dans ces dernières années, après l’affaissement de la France, s’était assoupi partout, ne s’est point endormi pour longtemps, et il nous en vient en ce moment une puissante bouffée du quartier de l’Europe qui était resté jusqu’à présent inaccessible à son heureuse influence. A l’heure où nous écrivons, la grande entreprise de l’abolition du servage fait en Russie un pas immense. On nous annonce de Saint-Pétersbourg la publication d’un ukase de l’empereur Alexandre II, par lequel la liberté entière serait accordée aux paysans des domaines de la couronne. La faculté de posséder leur serait moins octroyée que reconnue en des termes qui impliquent que, dans la pensée du gouvernement, elle existait de droit avant d’être proclamée. D’après les recensemens de 1853, les domaines de la couronne comprennent en terres cultivables une étendue de 88,916,000 hectares, et en forêts et steppes 119,765,000, ce qui forme un ensemble de 208,781,000 hectares, c’est-à-dire près de quatre fois la surface de la France. Cet immense territoire est habité par 1,271,690 hommes libres et 18,554,821 serfs, aujourd’hui affranchis, c’est-à-dire par une population totale de 19,826,511 âmes. Ces chiffres, plus éloquens que tout ce qu’on pourrait dire, donnent une idée de la révolution qui s’opère. Les domaines de la couronne ne forment point, en Russie, une masse compacte et isolée: ils se répartissent, dans des proportions à la vérité fort inégales, entre presque toutes les anciennes provinces de l’empire ; mais ils les pénètrent de tous côtés, et l’ancienne servitude va partout être coudoyée par la nouvelle liberté.

C’est au moment où les comités de la noblesse en sont encore à discuter la part du droit et celle du fait dans l’institution du servage, à étudier le principe de la liberté individuelle, à chercher les moyens d’en atténuer les conséquences, que l’empereur trancherait au vif tout ce qui était en question, sans restrictions, sans atermoiemens. Cette courageuse et brusque décision est de la prudence; il est pour les empires comme pour les individus des positions dont on n’écarte le danger que par de promptes et intrépides résolutions. Que pourront maintenant devenir les résistances de la noblesse entre la pression des exemples de l’empereur et celle de l’expansion populaire? La justice, l’humanité, ses intérêts les plus chers, lui commandent de céder; agir autrement serait susciter des troubles dont elle serait la première victime. Le pas décisif une fois fait, il n’y a plus à reculer. Heureusement pour la Russie ses populations sont moins vives et moins impressionnables que les nôtres ; la commotion électrique ne les fait pas tressaillir instantanément, et les distances qui les séparent amortissent bien des chocs. L’heure du ré-