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sition. Les circonstances y entrent pour beaucoup sans doute, et avec l’âge cet esprit si fécond se fût probablement mieux réglé; mais tel qu’il se présente, et qu’il nous est permis de l’apprécier, Bastiat ne saurait sans exagération être mis au niveau des hommes dont le temps a consacré les titres. Il n’est pas même, en économie politique, ce que l’on peut appeler un général d’armée, menant au combat des forces régulières. C’est le plus brillant capitaine de partisans que l’on puisse voir, connaissant à fond la guerre de détail et y déployant de grandes ressources, payant toujours de sa personne et tenant à honneur d’être en avant de tout le monde, et au poste le plus périlleux.

En politique, ce fut également son rôle, quoique beaucoup plus effacé. Ni sa santé ni ses goûts ne lui permettaient d’y apporter des habitudes aussi actives. Ses opinions étaient d’ailleurs assujetties à des scrupules de conscience qui le vouaient à l’isolement, et dont il faut chercher la cause dans des doctrines très arrêtées. Trop conservateur pour les républicains, trop républicain pour les conservateurs, il ne fut pour ainsi dire d’aucun parti pendant les trois années agitées qu’il passa au sein des assemblées délibérantes, de 1848 à 1850. Le peu de bruit qu’il y fit se rattache à des projets où la droiture des intentions ne rachète pas la singularité des vues. Cela se conçoit : Bastiat n’était arrivé à la politique que par l’économie politique; malgré tout et en toute circonstance, il est resté fidèle à ses origines. Son point de départ était une confiance absolue et inébranlable dans l’exercice de la liberté, à quelque objet qu’on l’applique et dans toute la sphère des relations sociales. Il n’était pas de ceux qui font de la liberté moins un principe qu’un instrument, qui l’acceptent quand ils y entrevoient un profit et la repoussent quand ils en redoutent un préjudice, qui la présentent tantôt comme un bien, tantôt comme un mal, au gré de leurs passions ou de leurs intérêts. Bastiat savait quels risques court la liberté dans ces distinctions abusives; il la voulait en toute chose et pour tout le monde; il la croyait assez forte pour trouver en elle le remède à ses propres écarts; il se disait que les servitudes s’engendrent, et que, jaloux de s’en alfranchir lui-même, il ne devait pas y condamner autrui. En cela, il était conséquent; mais dans le monde politique, où tout se compose de transactions, où les faits tiennent plus de place que les idées, une telle disposition le laissait à l’écart des grands courans de l’opinion, presque seul de sa catégorie, comme un rêveur digne de respect, et qui, pour s’épargner des démentis, se résigne à une abdication volontaire.