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suspect, et au bout de chacun de ses actes nous signalons volontiers une embûche. C’est en matière de commerce surtout que se manifeste cette disposition. A tort croirait-on que, dans les réformes que l’Angleterre accomplit, elle n’a en vue que ses propres affaires : le véritable objet de ces réformes est de nous pervertir et de nous ruiner par voie d’entraînement! Si nous y cédions, nous serions des insensés ou des dupes. — Ainsi parle l’opinion nationale, et quoique les esprits éclairés y résistent, elle n’en domine pas moins et se reproduit en toute circonstance. Mieux éclairé sur ce penchant de l’opinion, Bastiat aurait dû reconnaître que le moment était peu opportun, et qu’en face de l’agitation anglaise il valait mieux ajourner que hâter toute agitation qui semblerait s’inspirer de son esprit et se poursuivre à son exemple.

Il existait d’ailleurs, entre les deux agitations, une différence qui a déjà été signalée et qui sert à expliquer comment d’une part le succès a été si complet, de l’autre le résultat si insignifiant. En Angleterre, c’est du sein de la manufacture qu’est parti le signal de la réforme; c’est la manufacture qui, faisant bon marché de ses propres privilèges, établit la brèche devant le vieux privilège territorial et se déclara prête à supporter les charges d’un régime de liberté, pourvu qu’on lui en assurât les bénéfices. Peu lui importait l’entrée de quelques produits de fabrication étrangère, pourvu que les produits du sol, admis en franchise, vinssent adoucir la condition des hommes qui vivent d’un travail manuel et influer sur les taux des salaires. Le débat était donc très net, très tranché, sans équivoque ni confusion possibles; il avait lieu de puissance à puissance, entre la terre et l’industrie, l’une défendue par la tradition, l’autre représentant le droit moderne, qui demande, pour toutes les classes, l’égalité de traitement. En France, rien ne se prêtait à une combinaison semblable; la manufacture et l’agriculture y vivaient en paix sur la foi d’un pacte commun, maintenu par l’habitude et rendu plus étroit par la crainte de l’inconnu. Leur seule préoccupation, et elle était vive, consistait à se préserver de nouveautés dont elles exagéraient le péril et à répondre à cette manifestation extérieure par un surcroît de précautions, en vue d’un plus complet isolement. Que restait-il dès lors pour déterminer parmi nous un mouvement analogue à celui dont l’Angleterre était le siège? Quelques hommes convaincus, plus dévoués à leurs doctrines que soucieux de leur popularité, et essayant de répandre un peu de lumière sur ces problèmes qu’on obscurcissait à dessein. C’était assez pour l’honneur des principes, ce n’était pas assez pour le succès.

Quoi qu’il en soit, Bastiat entra en campagne et publia sur la Ligue anglaise le volume dont il avait préparé les matériaux en pro-