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péré de l’année précédente, détermina l’ordre d’évacuation. Cinq bâtimens étaient alors à la disposition du gouverneur russe ; tout y fut embarqué ; les habitans furent dirigés sur le village d’Avatscha, à quelque distance dans l’intérieur, et le 17 avril, après avoir brisé les glaces qui l’enfermaient encore, l’escadre sortait de la baie, protégée par un redoublement d’intensité dans les impénétrables brumes qui couvraient la mer. Il y avait alors trois jours que les deux vapeurs anglais envoyés de Chine étaient sur la côte. Peut-être dans sa fuite hasardeuse la division russe, encombrée et hors d’état de combattre, passa-t-elle à quelques encablures seulement des croiseurs, dont la rencontre eût été pour elle le signal d’une perte probable; mais le sort devait la protéger jusqu’à la fin de cette campagne, — le sort, mot inventé pour cacher nos erreurs. Il était clair en effet que le point assigné pour ralliement était à une distance de Petropavlosk qui rendait toute surveillance impossible; il était clair que le blocus de ce port ne pouvait être efficace que dans la baie même d’Avatscha ou devant le goulet. De même que l’année précédente la partie était perdue par notre faute, et nous devions, qui plus est, la perdre de nouveau plus tard ; nous devions voir les Russes nous échapper encore dans l’abri qu’ils allaient chercher, mais cette fois définitivement.

A peine eut-on mis pied à terre que l’on put reconnaître combien l’évacuation avait été absolue. Peu de tableaux sont plus saisissans que celui d’une ville abandonnée, et rien ne peut rendre la singulière impression de tristesse que l’on éprouve à l’aspect de ces rues silencieuses où nul pas ne répond au vôtre. La maison du gouverneur fut la première où l’on entra; il semblait qu’elle eût été quittée la veille : sur le piano était la musique encore ouverte, sur la table l’ouvrage interrompu, plus loin les jouets des enfans, leurs livres d’étude, leurs cahiers commencés. Pour moi, en parcourant ces chambres désertes, en visitant les pauvres demeures qui, groupées sur le bord de la plage, avaient valu à Petropavlosk la dénomination un peu ambitieuse de ville, j’essayais de recomposer la triste et monotone existence des malheureux que le destin avait condamnés à vivre sur ce sol inhospitalier. Près du vaste poêle de briques, situé au centre de la cabane, je me représentans la famille se partageant un chétif repas de poisson séché; je voyais au dehors la neige fouetter violemment le talc épais des fenêtres, et s’amonceler en flocons pressés sur la toiture en jonc de l’isba. J’entendais les lugubres sifflemens du vent répondre aux longs et plaintifs hurlemens des chiens. Dans les tranchées ouvertes à travers la neige pour relier une maison à l’autre, il me semblait voir se hâter quelques rares piétons grelottant sous leurs vêtemens de fourrures, ou encore quelque voyageur attardé enseveli au fond de son long traî-