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près de lui pour protéger sa retraite. On peut faire la course avec succès quand on y emploie des bâtimens de marche supérieure : c’est ainsi que les Américains ont osé, dans un temps où le pavillon anglais couvrait littéralement les mers, envoyer leurs bricks et leurs corvettes jusque dans la Manche ; mais que penser d’une époque maritime où l’on ne craignait pas de chercher des corsaires jusque dans le rebut de nos arsenaux ? La frégate anglaise fit sur nous un feu épouvantable. Ce fut précisément ce qui nous sauva : elle tira si vite et si mal, s’enveloppa si maladroitement de sa propre fumée, que ses boulets, qui faisaient jaillir l’eau tout autour de nous, ne nous causèrent pas la moindre avarie. Nous allâmes reprendre le mouillage que nous avions quitté le matin même, et nous attendîmes une occasion plus favorable pour tenter une nouvelle sortie.

Je profitai de ce séjour forcé sur la rade de l’île d’Aix pour exercer mon équipage, et pour établir à bord du Milan une discipline qui mît un terme à la familiarité des subordonnés envers leurs supérieurs. Ce dernier point fut le plus difficile à obtenir, car j’avais à faire à la fois l’éducation des officiers et celle des matelots. J’étais heureusement imbu des traditions d’une autre époque, et quoique naturellement fort porté à l’indulgence, fort ennemi des brutalités qu’on trouvait alors le moyen de concilier avec des actes de condescendance injustifiables, je ne voulais pas souffrir que le bâtiment dont le commandement avait été remis entre mes mains devînt une république à l’image de celle que la colère du ciel avait imposée à la France.

Un cruel événement vint, hélas ! m’enlever le meilleur de mes auxiliaires. Mon jeune frère Durif, au moment où je l’avais fait embarquer sur le Milan, était encore souffrant des suites d’une maladie grave dont il avait été atteint pendant un voyage aux États-Unis. Les médecins étaient d’avis que le climat des tropiques contribuerait beaucoup à hâter sa guérison. La campagne que nous allions faire ne pouvait donc que lui convenir. La présence de mon frère à bord du Milan n’était pas seulement un grand bonheur pour moi, c’était aussi un grand secours. Durif n’en était pas à ses débuts : il avait déjà fait plusieurs croisières, et j’étais fier de la réputation qu’il s’était acquise, quoique bien jeune encore, parmi nos camarades. Qu’on juge de mon désespoir, lorsque je vis tout à coup sa situation s’aggraver. Je me hâtai de le faire transporter à Rochefort, où résidaient à cette époque mon père, sorti des prisons de la terreur, et la plupart des membres de ma famille. Les soins de la maison paternelle prolongèrent, pendant quelques jours, l’existence de mon frère : ils ne purent réussir à le sauver.

J’étais encore sous l’impression de ce grand chagrin, un des plus