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forçâmes de voiles aussitôt. Je n’avais aucune carte de l’entrée du Para; je distinguais par mon travers une double chaîne de brisans qui me séparait du navire que je poursuivais, et sur laquelle la mer déferlait avec force. Comment ce navire avait-il contourné une semblable barrière? C’est ce qu’il m’était impossible de découvrir. La sonde ne nous donnait plus que quatre brasses d’eau. A l’abri du récif se tenait l’ennemi échappé de nos serres, qui semblait, de ce poste de sûreté, guetter le moment où nous ferions naufrage. Il fallut nous résoudre à remettre le cap au large. Bien que le vent fût encore du travers, et que notre vitesse apparente fût de plus de cinq nœuds, je m’aperçus qu’au lieu d’avancer, nous étions entraînés en arrière. J’ordonnai, sans rien changer à notre voilure, de mouiller deux ancres à la fois. Nous vînmes aussitôt à l’appel de nos câbles : la sonde n’accusait plus que dix-sept pieds d’eau; le brick, qui en tirait près de quinze, donna contre le fond deux forts coups de talon qui arrachèrent le gouvernail de ses ferrures. Encore retenu par les cordes qui l’assujettissaient le long du bord, et poussé à chaque lame contre la poupe, cet énorme bélier eût défoncé le navire, si je ne me fusse empressé de m’en débarrasser. Ce sacrifice était nécessaire, mais il rendait le navire désormais impuissant à diriger sa marche.

La marée cependant ne tarda pas à monter. Au moment où nous avions touché, nous nous trouvions par trois brasses et demie d’eau. Cinq heures après, nous en avions plus de neuf. Il y avait grand intérêt pour nous à sortir le plus tôt possible de cette position équivoque, car, si nous n’avions pas mouillé précisément à l’instant où la mer était le plus basse, la prochaine marée nous laisserait sur un lit de roches où nous courrions grand risque de rester jusqu’au jour du jugement dernier. Toutefois il ne fallait pas nous éloigner de la côte sans avoir trouvé le moyen de suppléer à la perte de notre gouvernail. Un mât de hune plongé obliquement à l’arrière du navire, un affût de canon fixé à l’extrémité de ce mât pour opposer à l’eau plus de résistance, nous servirent à guider le Milan dans sa marche, sinon avec la même sûreté qu’autrefois, du moins avec une précision qui me parut à la rigueur suffisante. Cependant après une avarie aussi grave je ne pouvais plus avoir d’autre ambition que de rentrer au port. Je me dirigeai donc sans retard, aidé des vents et du courant, vers les côtes de la Guyane.

Ces côtes sont en général très basses et bordées presque partout d’un épais rideau de palétuviers. Comprises entre deux des plus grands fleuves du monde, l’Orénoque et l’Amazone, arrosées par d’innombrables cours d’eau, elles doivent leur origine à des dépôts séculaires qui font chaque jour encore reculer l’Océan. La terre n’est