Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/273

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vint le moment du flot, le ras de marée reprit une nouvelle force. La canonnière chassa, et pour se maintenir elle ne crut pouvoir mieux faire que de jeter au fond les deux ancres qui m’étaient destinées. Pendant quelque temps, elle fit ainsi tête à l’orage; mais elle eut été infailliblement submergée, si elle eût persisté à braver des lames dans lesquelles tout son avant disparaissait à chaque coup de tangage. Elle fila donc ses câbles par le bout et alla se réfugier dans la rivière de Mahuri. Je restai encore une fois livré à mes seules ressources. Je ne désespérai pas néanmoins de sortir à mon honneur d’une position qui eût peut-être découragé plus d’un marin. Je commençai par repêcher avec des peines infinies, dans la vase gluante où ils s’étaient enfoncés, les câbles que la canonnière avait abandonnés. Cette première opération demanda trois jours de recherches. Je n’essaierai pas de décrire les travaux d’Hercule, les efforts incroyables au prix desquels nous parvînmes à remettre le Milan à flot. J’ignore comment j’ai pu résister à tant de fatigues. Depuis près d’un mois, je ne m’étais pas couché. Voilà pourtant les épreuves auxquelles le marin voue sa vie ! La responsabilité demeure éternellement suspendue sur sa tête; l’écueil l’attend jusqu’à l’entrée au port. Il n’est point d’autre carrière où l’on ait ainsi son honneur et sa réputation constamment en jeu : un médecin ne sauve pas tous ses malades, un avocat ne gagne pas toutes ses causes, le meilleur général a perdu plus d’une bataille; le marin, lui, doit être infaillible jusqu’au dernier jour, car il n’est pas de malheur ou d’erreur dont on ne songe à lui faire un crime.

Le moment arriva enfin où nous pûmes donner dans la rivière de Cayenne. Le brick ne faisait pas plus d’eau qu’avant son départ de Rochefort: mais l’agent du directoire, assez bienveillant pour compter sur mon activité, voulut me donner un nouveau témoignage de sa confiance. Il remplaça le Milan, qu’il jugeait, dans son état de vétusté, peu propre à tenir la mer, par une goélette armée de seize canons de 6, qu’il venait d’acheter à des Américains. Cette goélette, nommée la Légère, avait eu, sous ses premiers maîtres, une grande réputation de marche ; mais alors elle ne portait pas sa redoutable artillerie. Une croisière dans la mer des Antilles fixa mes incertitudes à son égard. J’avais rarement vu un bâtiment d’une marche plus médiocre et plus dépourvu de stabilité. Ce fut cependant avec un pareil navire qu’on me chargea d’aller porter des dépêches importantes en France.

En passant au vent des Antilles, je rencontrai une division de bâtimens de guerre anglais. Trompés probablement par les formes de la Légère, ces bâtimens ne parurent pas soupçonner notre nationalité : ils continuèrent à courir vent arrière. Je fis naturellement