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n’eussent jamais songé à se révolter contre ces représentans de l’autorité. Une buffleterie jaune eût suffi pour calmer une émeute dans une foire où fermentaient dix mille cerveaux méridionaux ; mais passer des écus rognés au percepteur et voler le cheval du gendarme, cela était regardé comme une excellente plaisanterie. On respectait la religion et on observait les commandemens de l’église, en ce sens que pour rien au monde on n’eut mangé une poule volée le vendredi, on la gardait pour le dimanche. On vénérait le curé, on le saluait profondément du plus loin qu’on l’apercevait ; mais si dans les veillées circulait un conte un peu gaillard, c’était à un curé qu’était sûrement réservé le principal rôle.

Leur patois, qu’ils ont conservé dans toute sa pureté, est un dialecte plus énergique que celui des villages voisins, et lorsque leur tête est échauffée par le vin du cru, si riche en alcool, ils racontent encore avec une verve éblouissante des histoires pleines de sel gaulois, ou rapportent leurs exploits en les exagérant avec une forfanterie toute gasconne. Malheureusement l’Armagnac Noir commence à perdre son caractère, les constructeurs maritimes sont venus éclaircir les forêts, les landes ont été défrichées et plantées de vignes qui donnent une eau-de-vie renommée, comme disent les dictionnaires de géographie ; les étangs et les marécages se sont changés en terres fertiles. Sur les routes macadamisées, on ne rencontre plus, comme autrefois dans les chemins boueux, le grand propriétaire terrier, moitié paysan, moitié monsieur, monté sur un petit cheval de sang arabe, et attrapé avec un filet dans les marais de Dax. Rien dans la civilisation actuelle ne peut donner une idée de ce petit potentat en béret et en houseaux, qui était roi chez lui comme le capitaine de vaisseau l’est à son bord. C’était le vrai père de famille du droit romain, maître absolu de ses valets et de ses enfans ; à la table qu’il présidait et autour de laquelle ils étaient tous rassemblés, un étranger n’eût pu distinguer ceux-ci de ceux-là. Pour trouver un type pareil, il faudrait aller chercher le gaucho au fond de son rancho de l’Amérique espagnole ; mais le ranchero français a disparu : il a lutté contre la civilisation, il a été vaincu. Il a longtemps maudit les chemins de grande, de moyenne, de petite communication, et il en est arrivé, lui ou ses descendans, à venir humblement et chapeau bas demander le moindre bout de route au conseil général ou à M. le préfet. Il a abandonné son ardent petit bidet des Landes pour le tilbury et le cheval normand, son vieux maïs pour la betterave ; il a échangé sa liberté contre le comfortable. L’écarteur, un autre type du pays, a aussi disparu ; l’industrialisme s’en est emparé. On l’a fait monter, lui et ses vaches, dans un wagon ; on l’a montré aux Parisiens, qui n’ont vu en lui qu’un comédien.