Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/327

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quand je me présentai, je trouvai la vieille dame assise au coin d’une grande cheminée où brûlait un maigre feu d’épines noires et d’épis de maïs. À la crémaillère pendait un vieux chaudron qui chantait modérément. Une grosse servante filait auprès d’elle, et Janouet, trônant sur la boîte à sel, faisait avec une quenouille hors de service des dessins sur la cendre. Une chandelle de résine éclairait ces personnages, et permettait d’apercevoir dans l’ombre deux bouviers qui attendaient patiemment une pitance dont ils connaissaient la qualité. En me voyant entrer, la dame me jeta un regard plein de ressentiment. C’était avec douleur qu’elle introduisait une nouvelle bouche dans la maison ; mais l’année s’annonçait bien, les vignes étaient couvertes de raisin, il fallait préparer la vaisselle vinaire. Elle m’examina de la tête aux pieds, essayant de jauger ma capacité. Le résultat de cet examen ne me fut pas très favorable. Elle commença par dire qu’elle n’aimait pas les fainéans ni les gourmands. J’avais habité les villes où l’on prend des habitudes d’oisiveté et de délicatesse qui ne lui plaisaient pas. Si l’ordinaire de la maison ne me convenait pas, je pouvais tourner les talons. Avec de l’argent, on trouvait toujours des ouvriers. Les temps étaient durs ; les denrées ne se vendaient pas. On ne récoltait que pour le collecteur. Enfin elle me fit part de ses conditions. Elle m’offrait vingt écus et deux chemises de grosse étoupe. Nous bataillâmes longtemps, et, moyennant une petite augmentation, j’eus l’honneur de devenir le tonnelier du château.

Je pus alors étudier à mon aise le caractère extraordinaire de cette femme. Il fallait qu’elle eût été bien pauvre dans sa jeunesse, car au milieu d’une opulence considérable elle semblait toujours tourmentée par la crainte de manquer de pain. Je trouvai dans le chaix plus de deux cents pièces d’eau-de-vie entassées ; mais la moitié du liquide s’était échappée des fûts, abandonnés à eux-mêmes. Des quantités énormes de blé étaient livrées dans le grenier à la voracité des rats et des charançons. Il y avait là pour plus de cent mille francs de denrées qu’elle ne pouvait se décider à vendre, parce que l’année précédente un marchand, par une banqueroute, lui avait fait perdre quelques milliers d’écus. Elle avait des forêts immenses où les chênes périssaient de vieillesse, et elle allait glaner elle-même au milieu des haies quelques misérables morceaux de bois qui, joints aux épis de maïs, constituaient le plus clair de notre feu pendant l’hiver. À trois heures du matin, en toute saison, elle était levée, réveillait ses valets, grondait sa servante, allait çà et là, comme une âme en peine, attendant avec impatience l’apparition de l’aube. Elle se hissait alors sur son fameux alezan et parcourait ses landes, ses bois, ses métairies. Elle allait ensuite se