Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/377

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

pour ainsi dire, sans documens, sur un plan idéal toujours identique et toujours répété ; mais s’il y a des idées dans l’histoire, il y a plus encore de passions et d’intérêts : il y a des hommes, il n’y a même en réalité que des hommes. Pour comprendre dans ses rapides ondulations cet être si divers, il faut quelque chose de plus que l’intelligence ; il faut un instinct, une véritable intuition, un don qui est plus près de l’imagination que de l’esprit, et qui ne tient cependant absolument ni à l’un ni à l’autre ; il faut le sentiment de la vie, comme il faut, pour être orateur, le vague sentiment de la foule. Une armée entière de bénédictins peut être absolument incapable d’écrire l’histoire. Il ne faut pas se fier à une critique à toute outrance ; il ne faut pas se poser en face du passé en avocat qui n’a d’autre intérêt que de lui contester tous ses titres. Il n’y a plus alors d’histoire possible à quelques siècles de date.

Les historiens allemands nous mènent grand train à ce beau résultat. Niebuhr avait rayé de l’histoire tous les rois de Rome ; M. Cornwall Lewis vient récemment de joindre à l’hécatombe tous les premiers temps de la république. — Légende, crie-t-on, pure légende ! — Légende, si vous voulez ; mais qu’est-ce donc que la légende ? N’est-ce pas la tradition vivante, la personnification la plus vive des passions et des souvenirs que laissent après eux les événemens. Trois fois sur quatre, la légende est plus vraie que l’histoire, parce que si les hommes peuvent tromper l’avenir sur leurs actes et leurs idées, ils ne peuvent pas le tromper sur leurs passions. La belle avance, quand l’humanité, privée de ses annales, ne rencontrerait plus dans les siècles obscurs de son histoire que les noms respectables de quelques honnêtes savans allemands ! On ne voit pas pourquoi les hommes du passé se seraient toujours contentés de contes bleus au lieu d’histoire, et pourquoi ils n’en auraient pas su autant sur leur propre compte que l’université de Goettingue. Je ne crois pas plus à la crédulité des anciens qu’à leur naïveté. Sans doute les chroniqueurs ont leurs préjugés et leur rhétorique, mais ce qu’ils ne peuvent cacher, c’est l’ensemble des passions et des préoccupations qui les gouvernent, et c’est pour cela que rien ne peut remplacer la lecture des originaux. En ce sens, les originaux sont toujours authentiques. L’histoire est partout, et elle n’est nulle part. Tout ce qui est d’un temps est document, parce que tout ce qui est d’un temps a vécu, et que l’histoire est la vie. C’est ce que devait comprendre merveilleusement Augustin Thierry.


I.

Pendant les dernières années de l’empire, Augustin Thierry complétait ses études à l’École normale de Paris, où il semble que de-