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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/437

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Aujourd’hui la justice, l’administration et la police se relient en Russie au pouvoir seigneurial, qui les concentre la plupart du temps entre les mains du propriétaire, en simplifiant singulièrement la tâche de l’autorité. Cet immense empire, soumis à la volonté absolue d’un autocrate, est heureusement fort peu administré jusqu’ici, et recueil le plus périlleux qui le menace, c’est celui de la bureaucratie. Si l’on n’y prend garde, tout le résultat utile de la grande mesure de l’émancipation des paysans peut se trouver ainsi détourné de son but; il faut éviter que la concussion et l’arbitraire du tchinovnik n’occupent un terrain désormais affranchi du servage, et on n’y arrivera qu’en réveillant la vie morale. Rien de plus périlleux qu’un état de choses qui fait du pays tout entier un ensemble mécanique de rouages et de forces, où l’on ne pratique qu’un droit, celui du commandement, qu’un devoir, celui de l’obéissance. L’absence de toute volonté active de la part des masses, c’est toujours, de quelque nom qu’on l’appelle, de quelque voile qu’on la couvre, la servitude. Or l’instrument le plus éprouvé de cette servitude, c’est un régime qui couvre le pays tout entier d’un vaste réseau d’agrégations forcées, où nul ne pense, n’agit, ne possède, ne vit par lui-même; c’est la commune russe dans sa forme actuelle, qui étouffe le libre développement de la personnalité humaine.

Signaler le péril, c’est montrer le remède : au lieu de confisquer l’individu, il faut lui donner cette énergie vitale qui seule surmonte tous les obstacles ; il faut exciter les instincts moraux, au lieu de s’absorber dans le soin de pourvoir uniquement aux besoins matériels; il faut rompre les habitudes de passivité et d’inertie. Au lieu de condamner l’homme à n’être qu’un rouage, il faut l’appeler sur le terrain solide de l’activité personnelle, où la responsabilité des actes fait naître la prévision de l’avenir. — D’accord, dira-t-on; la propriété possède ce merveilleux privilège de retremper l’énergie morale de l’homme; il faut donc le rendre propriétaire, il faut lui donner le sol qu’il a si longtemps arrosé de ses sueurs. Rien de plus simple en apparence que de couper ainsi le nœud gordien. S’il ne s’agissait, pour résoudre utilement le problème, que d’enlever aux uns pour donner aux autres, le procédé ne demanderait guère de frais d’études ni d’imagination; seulement il risquerait fort de ruiner ceux qu’on voudrait dépouiller, sans beaucoup profiter à ceux qu’on prétendrait gratifier. La propriété n’agit comme force morale que si elle demeure la haute expression du droit. Des mesures de spoliation seraient un triste préambule de réforme; réparer les fautes du passé sans porter atteinte aux principes sur lesquels doit se fonder l’avenir, telle est la question véritable : elle exige que l’on concilie les intérêts en ménageant à tous les droits une satisfaction légitime. Que rien ne soit négligé, que tout soit mis en œuvre pour