Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/442

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rencontre ici la preuve que cette attribution du droit absolu de propriété ne tient pas à une idée bien nette dans l’esprit des auteurs du programme, ou bien qu’ils entendent distinguer toujours entre la propriété nobiliaire, seigneuriale, et celle qu’il va être permis au paysan d’acquérir. Or la distinction de la nature de la possession suivant la qualité de la personne à laquelle appartient la terre ne peut conduire à aucun résultat utile : on s’engage ainsi dans la voie où les provinces baltiques ont rencontré tant de mécomptes. Autant il nous paraîtrait mauvais d’user d’arbitraire vis-à-vis des seigneurs, autant il nous semble indispensable d’ouvrir largement à tous l’accès d’une propriété placée sous l’empire d’une loi uniforme. Posez le principe de la liberté de l’homme et de la liberté de la terre, et le travail intelligent des générations saura faire son œuvre[1]. L’égalité des terres de toute origine et la liberté d’en disposer, telles sont les deux assises fondamentales sur lesquelles doit reposer le nouvel ordre de choses, qui inoculera dans toutes les âmes l’amour de l’ordre et du travail, et propagera les sentimens véritablement conservateurs que fait naître la propriété légitimement acquise.

Les rescrits impériaux et le programme du comité central placent dans une catégorie distincte l’habitation et l’enclos des paysans, en donnant à ceux-ci le droit de les racheter. L’expression paraît peu exacte et le droit mal défini. La faculté d’acheter la terre doit être ouverte à tout le monde, sans se limiter à l’enclos. C’est qu’il y a autre chose dans la pensée du gouvernement : il s’agit d’attribuer au paysan la jouissance héréditaire de l’habitation et de l’enclos moyennant le paiement d’une redevance correspondante à l’évaluation de ce bien particulier, et de constituer au profit du seigneur une rente foncière, toujours rachetable au moyen du paiement du capital. On a voulu, en conservant au paysan la jouissance de sa demeure et du jardin contigu, empêcher le déplacement des populations, et, tout en cessant de les attacher à la glèbe par la chaîne de la servitude, les relier par le puissant attrait de la propriété. La distinction faite entre l’enclos et le reste des terres dévolues aujourd’hui aux paysans contre des prestations diverses est une réminiscence involontaire de la terre salique, ce point de départ de la propriété privée chez les Germains. L’intention est bonne, surtout lorsqu’on écarte la fausse idée d’attribuer à la commune la propriété de l’enclos et de réduire à une possession précaire le droit de l’obligé; tout ce qui pourra inoculer chez les serfs le sentiment du droit individuel sera le levier le plus puissant du progrès véritable. Ici encore plus de confiance dans la liberté des transactions

  1. Lasciato pur andar, che farà buon viaggio. (ARIOSTO.)