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chorégraphe, en maître de ballet, mais en peintre, c’est notre privilège, comme de bien composer un livre, d’en classer les matières, d’en proportionner les parties, d’en faire un tout vivant et intelligible ; c’est par ce don de la composition que Le Sueur et Poussin seront toujours hors de pair, et quiconque veut faire de la peinture en France, eût-il la palette la plus chaude et la plus vénitienne, ou le trait le plus pur et le plus athénien, fera fausse route, il faut le lui prédire, s’il n’a pas cette qualité-là. Eh bien ! Scheffer, qui par certains côtés se ressentait, comme tout à l’heure nous le verrons, de son origine étrangère, avait une telle entente de la composition, c’était chez lui un tel instinct de nature, qu’à défaut d’autre titre celui-là suffirait à assurer son droit de bourgeoisie dans notre école.

Ce n’était pas la première fois que la peinture se permettait ainsi de faire à sa façon du drame ou du roman ; mais jusque-là ces tentatives n’avaient guère réussi. Ainsi Greuze, dont le nom vient le premier à la pensée, loin de grandir à cette épreuve, s’y était plutôt compromis. Chose étrange, cet homme qui devant la nature, dans un portrait, dans une étude, a des secrets incomparables, vrai magicien qui fait palpiter la chair et introduit à pleines mains la vie, la passion même dans ses figures, il n’est plus qu’un praticien vulgaire et maniéré dès qu’il sort de la réalité et fait un pas dans la fiction, dès qu’il s’avise de donner à ces mêmes figures un rôle déterminé, de les grouper dans une action commune, d’en composer un drame en un mot. Il a beau faire appel aux sentimens les plus gracieux et les plus tendres, aux plus véhémentes situations, non-seulement il ne devient pas poète, mais il cesse d’être coloriste ; il ne sait plus trouver que des teintes plâtreuses, des tons ternes et blafards. D’où vient cela et qu’en conclure ? Que c’est un art à part que le drame élégiaque en peinture, que ce mélange indéfinissable de forme pittoresque et de sentiment littéraire ne s’obtient dans sa juste mesure que par un certain genre d’esprit et de talent ; que pour y réussir il ne suffit pas plus d’être peintre que d’être littérateur, qu’il faut être à la fois l’un et l’autre, chose assez rare assurément. Greuze avait deux périls à tenter l’aventure, d’abord le goût de son temps, le goût déclamatoire, puis l’amitié de Diderot. Sans Diderot, il n’aurait jamais fait que ce qu’il savait faire, ce pour quoi Dieu l’avait mis au monde ; mais le bouillant critique lui souffla ses idées. Il parlait d’art avec assez d’esprit pour qu’on s’y laissât prendre. Cet esprit par malheur était tout littéraire, et plus rhéteur que lettré. Diderot voulait affranchir les arts comme l’espèce humaine par les mêmes moyens, la guerre à mort aux traditions. Pour lui, le progrès, c’était la confusion des langues : de la sculpture pittoresque, de la peinture dramatique, tous les fleuves