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C’est là ce que trouvait Scheffer dans ses poètes étrangers. Ainsi Goethe par exemple, que lui empruntait-il pour s’emparer de son Faust et de sa Marguerite ? Tout juste ce que Goethe avait demandé lui-même à la vieille légende nationale, le fond, la donnée première du drame et des personnages, une certaine teinte locale générale, certains traits de caractère ; mais du reste le détail des scènes, l’esprit du dialogue, l’esprit de Goethe, il n’y touche même pas, glisse à côté, et substitue partout son propre esprit, son propre sentiment. C’est ainsi que les arts doivent se traduire entre eux. Il leur faut une fraternité toujours indépendante. — La Marguerite allemande est moins rêveuse et moins mélancolique, moins virginale et moins candide que celle-ci : avec un cœur aussi honnête, elle a des yeux plus éveillés, c’est vrai ; mais la poésie peut expliquer des choses que la peinture ne saurait dire. Peignez-nous, trait pour trait, sans commentaire, la pauvre enfant telle que l’a conçue Goethe, vive, enjouée, mutine ; le spectateur s’y méprendra, il ne saura pas bien lequel des deux amans séduit l’autre : il faut donc que le peintre insiste sur la candeur. C’est comme les griffes de ce diable : le poète peut les cacher, il a moyen de nous dire à l’oreille à quel homme nous avons affaire, il met ses griffes dans ses discours ; mais le peintre, s’il ne les montre pas, son tableau n’est plus qu’une énigme. Gardons-nous donc d’épiloguer et prêtons-nous de bonne grâce à ces transformations nécessaires. Sans elles, pas d’invention possible en peinture : ce n’est pas un art créateur dans le sens ordinaire du mot. Qu’on nous cite un grand peintre qui ait tiré de son propre fonds un sujet de tableau, qui ne se soit pas fait simplement traducteur ou d’un récit d’histoire, ou d’un rêve de poète, ou d’une tradition populaire. On n’en trouvera pas. Partout un fonds d’emprunt, mais sur ce fonds une liberté d’invention sans limites. Cette liberté, Scheffer savait la prendre et se la rendait plus facile en cherchant ses modèles hors de France, en se mettant comme à l’abri derrière un idiome étranger. Il aurait eu moins d’assurance, si chez nous on savait par cœur les vers de Goethe comme les vers de Racine.

Quitterons-nous ce Faust et cette Marguerite sans avoir indiqué quelle place ces deux figures à demi réelles, à demi fantastiques, ont occupé dans la pensée de Scheffer et presque dans sa vie ? On peut dire que pendant trente ans elles ne l’ont pas quitté, se présentant sans cesse à lui comme une vision favorite, et toujours sous des aspects nouveaux. Elles ont presque assisté à ses derniers momens. Bien peu de temps avant sa mort, interrompant ses travaux de peinture religieuse, qu’il avait cependant tant à cœur d’achever, on le vit saisir une dernière fois ses anciens pinceaux pour mettre encore au monde un nouveau Faust, une nouvelle Marguerite. Chaque