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sembleraient pleins de vie, groupés ainsi artificiellement, comme des argumens à l’appui d’une idée, perdent en quelque sorte leur personnalité, et se transforment en abstractions. C’est la souffrance de la maternité, la souffrance de l’esclavage, la souffrance du génie, toutes les souffrances de ce monde, calmées et adoucies par la bonté divine, par la bienfaisante rosée des espérances immortelles : tout cela est très ingénieux, très pur, très moral, très habilement rendu ; toutes ces têtes sont touchantes, quelques-unes admirables, on ne se lasse pas de les contempler une à une, mais tout cela fait un tableau, il faut bien l’avouer, d’une incontestable froideur.

Si Scheffer était resté dans cette voie, il eût donné beau jeu à ses adversaires naturels, aux détracteurs de l’expression et de la pensée dans les arts, aux mortels ennemis de la peinture d’idées, comme ils l’appellent. Autant c’est un grossier système que ce culte de l’art pour l’art, si fort en faveur aujourd’hui, de l’art qui non-seulement n’enseigne rien, mais ne dit rien, n’exprime rien, ne fait penser à rien, et se pavane uniquement de quelques coups de brosse plus ou moins téméraires, autant il faut se mettre en garde contre la tentation de faire dire au pinceau plus qu’il ne doit, plus qu’il ne peut. Nous ne voulons pas de la peinture muette, mais nous voulons qu’elle ne soit pas pédante, qu’elle se contente de son propre langage, qu’elle ne parie ni science, ni philosophie, ni morale, et quand elle cherche la religion, que ce soit par la bonne route, par le cœur, non par l’esprit. Eh bien ! Scheffer, grâce à ce don de s’amender lui-même que tout à l’heure nous signalions, s’était aperçu bientôt qu’au lieu d’aller à l’idéal il marchait à l’idéalisme, qu’il lui fallait sortir de ce brouillard allemand, ne plus se fatiguer l’esprit à des synthèses théophilanthropiques, ne plus inventer Dieu, mais le chercher tout simplement dans la Bible et dans l’Évangile. Aussi ne l’a-t-on vu retomber qu’une fois dans les voies qui l’avaient conduit au Christ consolateur, et c’était pour faire un pendant : la symétrie le ramenait en arrière. Le Christ rémunérateur est conçu dans le même système : mêmes qualités, mêmes défauts ; c’est un jugement dernier de fantaisie, trop plein d’idées, trop peu vivant ; mais, encore une fois, cet exemple est le seul : dans tous ses autres essais de peinture religieuse, Scheffer est parti du principe opposé ; c’est la naïveté historique des saintes Écritures sans raffinemens, sans commentaires, c’est le Dieu réel et agissant qu’il s’est proposé de peindre. Voilà ce que la critique n’a pas eu l’équité de toujours reconnaître. Elle a pris texte de deux tableaux pour juger tous les autres ; de l’exception elle a conclu la règle, et, sur la foi de ses oracles, bien des gens sont encore convaincus que Scheffer n’a jamais peint que des Christ philosophiques, et que dans ses tableaux religieux il est un pur idéologue.