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entièrement aux inspirations de notre âge, nous nous livrâmes à une de ces causeries intimes, tantôt mélancoliques, tantôt enthousiastes, mais toujours un peu confuses, qui nous sont particulièrement chères à nous autres Russes. Lorsque nous nous fûmes rassasiés de ces bavardages, nous reprîmes le chemin de la ville, fort satisfaits de nous-mêmes, et comme si nous avions heureusement rempli une tâche quelconque. Anouchka me parut absolument telle qu’avant notre départ. Je l’observai fort attentivement, et ne découvris en elle ni l’ombre de coquetterie, ni le moindre indice qui pût donner à croire qu’elle s’était imposé un rôle ; elle me sembla cette fois tout à fait naturelle.

— Ah ! dit Gagine en la voyant, elle jeûne et fait pénitence.

Lorsque le soir vint, elle bâilla plusieurs fois sans la moindre affectation, et remonta chez elle de bonne heure. Je quittai Gagine bientôt après, et en revenant chez moi je ne me livrai à aucune réflexion. Toute cette journée appartint à des sensations paisibles. Cependant je crois me souvenir qu’au moment de me coucher, cette exclamation involontaire m’échappa : La capricieuse enfant !

Et après un moment de silence j’ajoutai : Et pourtant elle ne doit pas être sa sœur !


VI

Trois semaines se passèrent ainsi. J’allai chaque jour rendre visite à Gagine. Anouchka semblait m’éviter, mais elle ne se permettait plus ces excentricités qui m’avaient tant surpris lorsque je fis sa connaissance. Elle paraissait en proie à une tristesse et à un trouble secrets ; il lui arrivait même rarement de rire. Je l’observais avec curiosité.

Le français et l’allemand lui étaient également familiers ; mais on reconnaissait bientôt que dès son enfance elle n’avait pas été élevée par une femme, et qu’on lui avait donné une éducation bizarre, tout à fait différente de celle que Gagine avait reçue. Celui-ci, malgré sa blouse et son chapeau à la Van-Dyck, était un véritable seigneur russe, sans vigueur peut-être, un peu efféminé. Anouchka ne ressemblait nullement à une fille de seigneur ; tous ses mouvemens accusaient une sorte d’inquiétude : c’était un sauvageon nouvellement greffé, un vin qui fermentait encore. Naturellement timide et prompte à se troubler, elle en rougissait intérieurement, et dans son dépit elle cherchait à se donner un air dégagé et hardi, mais n’y réussissait pas toujours. Je tâchai plusieurs fois de l’amener à me parler de son passé, de son genre de vie en Russie ; elle répondait de fort mauvaise grâce à mes questions. Cependant je parvins à