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dans une situation qui pouvait être considérée comme l’harmonieux résultat de tout ce que j’avais vu, senti et entendu durant ces trois jours, — oui, tout : odeur pénétrante de la résine dans les bois, cris et coups de bec des piverts, bruissement des clairs ruisseaux aux teintes bigarrées sur un fond de sable, profils peu accentués des montagnes, rocs hérissés, petits villages proprets aux vieilles églises entourées d’arbres, cigognes dans les prés, jolis moulins aux roues rapides, physionomies épanouies des campagnards en vestes bleues et en bas gris, charrettes criardes traînées lentement par des chevaux robustes et quelquefois par des vaches, jeunes piétons à longues chevelures sur les routes unies, bordées de pommiers et de poiriers…

Maintenant encore le souvenir de ces impressions m’est agréable. Humble coin du sol germanique ! séjour d’un bien-être modeste, où l’on rencontre à chaque pas les indices d’une main diligente, d’un travail peu hâtif, mais persévérant,… que la Providence veille sur toi !

Je ne rentrai que dans la soirée du troisième jour. J’ai oublié de dire que, dans mon dépit contre Anouchka, j’avais essayé de ressusciter dans mon cœur l’image de la veuve en question ; mais je n’y réussis pas. Je me rappelle que lorsque je m’efforçai d’évoquer son souvenir, je vis paraître devant moi une petite paysanne de cinq ans environ, au visage rond et innocent, aux yeux animés par une curiosité naïve… Elle me regardait avec une telle candeur… Le rouge me monta au front ; je me sentis tout honteux de mentir en présence de cette enfant au pur regard, et dès ce moment je renonçai pour toujours à l’idole que j’avais adorée.

Je trouvai à la maison une lettre de Gagine. Il me témoignait l’étonnement que lui avait causé mon départ subit ; me reprochait de ne l’avoir point pris pour compagnon, et me priait de venir les voir aussitôt de retour. Cette lettre ne me plut guère ; mais dès le lendemain je me mis en route pour L…


VIII

Gagine vint à ma rencontre amicalement et m’accabla de reproches affectueux ; quant à Anouchka, aussitôt qu’elle m’aperçut, elle éclata de rire sans le moindre motif, et, suivant son habitude, elle s’enfuit immédiatement. Gagine se troubla, lui cria en balbutiant qu’elle était folle, et me pria de l’excuser. J’avoue que cette conduite m’avait blessé ; j’étais déjà très mal disposé, cet excès d’hilarité sans cause et ces étranges façons me mécontentèrent singulièrement. Je fis semblant toutefois de n’avoir rien remarqué, et racontai