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— Attendons-la, me répondit Gagine.

Nous entrâmes dans la maison, et je m’assis à côté de Gagine. Nous étions silencieux, et une sorte de contrainte régnait entre nous. Placés à côté l’un de l’autre, nous nous regardions, nos yeux se portaient à tout instant vers la porte, nous écoutions. Enfin Gagine se leva : — Je n’y tiens plus, s’écria-t-il. Elle me tuera d’inquiétude !

— Oui ;… allons à sa recherche.

Nous sortîmes. Il faisait déjà nuit.

— Comment cela s’est-il passé ? me demanda Gagine.

— Notre entrevue n’a duré que cinq minutes tout au plus, lui répondis-je ; je lui ai parlé comme nous en étions convenus.

— Savez-vous ? me dit-il, je crois que nous ferions mieux de nous séparer. Cherchons-la chacun de notre côté : c’est le moyen de la rencontrer plus tôt ; mais dans tous les cas revenez à la maison dans une heure.


XVIII

Je descendis rapidement le sentier qui traversait les vignobles, et j’entrai dans la ville. Après en avoir parcouru toutes les rues à la hâte, je jetai les yeux sur les fenêtres de Frau Louise, je gagnai le Rhin et me mis à suivre le rivage en courant… Ce qui m’agitait, ce n’était plus un sentiment de dépit, c’était une angoisse croissante, et à cette cruelle inquiétude se mêlaient encore le repentir, la pitié la plus vive, l’amour, oui, l’amour le plus sincère. Je me tordais les bras, j’appelais Anouchka au milieu des ténèbres de la nuit, qui devenait de plus en plus obscure, d’abord à demi-voix, puis de toutes mes forces ; je répétais cent fois que je l’aimais, en jurant de ne la point abandonner. J’aurais donné tout au monde pour tenir de nouveau sa main froide, pour entendre de nouveau sa voix timide, pour la revoir devant moi… Elle avait été si confiante, elle était venue à moi avec tant de résolution, dans toute l’innocence de son cœur,… et je ne l’avais pas serrée contre mon cœur, je m’étais refusé le bonheur de voir son charmant visage s’épanouir avec ivresse… Cette pensée me rendait presque fou.

— Où peut-elle être allée ? qu’a-t-elle pu faire ? m’écriai-je dans la rage impuissante de mon désespoir… Quelque chose de blanchâtre m’apparut tout à coup sur le bord de l’eau. Je connaissais cet endroit ; sur ce point du rivage s’élevait une tombe, surmontée d’une croix de pierre à demi enfoncée dans la terre et couverte de caractères presque illisibles ; là reposait le corps d’un homme qui s’était noyé il y avait soixante-dix ans. Mon cœur se serra… Je courus à la croix ; la forme blanche disparut. Je m’écriai : Anouchka ! ma voix avait quelque chose de sauvage qui m’effraya moi-même. Personne